Le caddie, le supermarché et la croissance

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Par Alain Desert Publié le 18 septembre 2013 à 3h43

En cette période, le mot croissance est un des mots les plus utilisés du vocabulaire de nos nouveaux dirigeants et de nos économistes. Notre président avait réintroduit dans sa campagne électorale ce concept qu'on avait à l'époque presque oublié, puisqu'une bonne partie de l'Europe assistait à une chute plus ou moins brutale de son activité économique ponctuée de périodes récessives plus ou moins longues et sévères.

Est-il possible aujourd'hui dans un contexte inédit de faire encore de la croissance ? A quel niveau ? De quelle manière ? Et avec quels moyens ? Beaucoup de questions ...
La croissance est un vaste sujet qui mériterait un long développement tant les thématiques qui s'y rattachent sont nombreuses. Je propose simplement dans cet article un petit saut dans le futur (sous forme d'humour) en imaginant le devenir des supermarchés et des caddies dans un schéma de croissance sans répit, conforme aux souhaits des économistes et des politiciens.

Le niveau de croissance requis

Pourquoi 'Toujours Plus' ? Les économistes plaident fréquemment en faveur d'une croissance de 2% voire un peu plus pour créer de l'emploi dans notre pays et maintenir les grands équilibres macro-économiques ; 3% serait un niveau idéal et presque requis pour réduire notre dette colossale (retenons ce chiffre pour en analyser par la suite les effets). Cela paraît parfaitement atteignable au regard de ce que l'on a connu dans un passé déjà lointain (les 30 glorieuses), mais vous avez remarqué ces dernières années que les chiffres avaient tendance à s'essouffler en se resserrant vers les 1 ou 2%. Notons quand même l'écart avec les performances chinoises qui avoisinent les 7 ou 8% en rythme annuel, selon les chiffres officiels !

Quand on parle de croissance, il ne serait pas inutile d'en distinguer les formes avec les qualificatifs appropriés (une croissance quantitative, qualitative, en valeur, en volume, de produits, de services, de culture, de connaissances, etc....)

Une croissance sur le très long terme ...

Quel pourrait être l'impact sur le long terme de ces niveaux de croissance en volume tant désirés ?
Prenez vos calculettes et faites le calcul suivant: 1,03 puissance 100. Le résultat affiché nous apprend qu'une croissance de 3% par an de notre activité économique, tenue sur une durée de 100 ans, nous conduit à une multiplication de la production de biens et services par 19,21 (je vais arrondir à 20). S'appuyer à titre démonstratif sur une durée de 100 ans peut paraître stupide car personne ne se projette sur un tel horizon et surtout pas nos politiciens adeptes du court terme, mais je retiens quand même cette durée ô combien symbolique tout simplement parce qu'un bébé qui naît aujourd'hui a bien des chances de devenir centenaire et pourrait s'offrir le privilège de mener une étude comparative sur la société marchande telle qu'il la voit aujourd'hui et telle qu'il l'observerait à l'automne de sa vie.

Un peu d'imagination

Je vous laisse imaginer un instant notre production globale multipliée par un tel facteur. 20 fois plus de produits fabriqués, 20 fois plus de camions sur nos routes pour les acheminer vers les destinations finales, 20 fois plus d'avions dans le ciel pour des touristes 20 fois plus gourmands d'évasion, 20 fois plus de services, 20 fois plus de déchets, 20 fois plus de tout en quelque sorte ! Vous allez me rétorquer que la croissance n'est pas que matérielle et qu'elle pourrait davantage se concentrer sur les services plus aptes à supporter de tels facteurs multiplicatifs. Oui pourquoi pas et c'est sûrement dans ce domaine que les potentialités sont les plus fortes, mais je doute que l'on puisse les augmenter dans ces mêmes proportions. D'autant plus que la part de la production industrielle diminuant, celle des services sous-tendus par ce secteur ne pourrait que régresser.

Cette petite extrapolation vers un horizon qui bien évidemment nous est inaccessible, nous interpelle vraiment sur les limites possibles d'un modèle économique basé uniquement sur le paradigme de la croissance. Rappelons qu'une croissance de x% en rythme annuel est une fonction exponentielle et qu'aucun système dans la nature y compris ceux bâtis par les hommes ne peut soutenir une telle progression sur du très long terme. Le système finira toujours par exploser ou imploser (Ne parle-t-on pas d'explosion démographique quand la population d'un pays croît à un rythme trop élevé, d'explosion sociale quand les tensions montent trop rapidement).

Pour simplifier ma petite démonstration, je vais utiliser désormais une nouvelle unité de mesure: xFPP (x Fois Plus de Produits)

Quid des caddies ? Premier scénario

Si on est amené à acheter 20FPP, je me dis que nécessairement les caddies devront être 20 fois plus volumineux ! On se heurte alors dans une telle éventualité à des difficultés techniques évidentes : la taille du parking à caddies, le passage par les escaliers roulants, le poids à vide et surtout le poids total en charge, la maniabilité, l'encombrement des allées, le passage aux caisses, etc....

Le poids du chariot pourrait être facilement résolu en lui greffant un petit moteur et une direction assistée, avec bien entendu quelques gadgets électroniques d'aide au pilotage. Mais comment gérer un tel volume? Je suis un peu inquiet à l'idée de voir un tel chariot devenu très large, très long et très haut (toutes les dimensions sont multipliées par 2,7 si on garde une forme comparable), n'ayant rien de très pratique pour la dépose et le rangement des articles! Mais faisons confiance à l'innovation pour faciliter notre tâche.

Supposons que tout soit résolu, je vous souhaite bon courage pour vous lancer dans une telle aventure ! Après avoir choisis leurs 20FPP, les consommateurs fatigués avant le passage aux caisses, ne seront pas au bout de leur peine : dépose des objets sur des tapis très élargis, une attente au moins 20 fois plus longue, des erreurs de prix 20 fois plus nombreuses, ... et si l'impatience n'a pas fait naître en vous un désir de sortie anticipée du magasin, soyez conscient que la suite du parcours restera compliquée !
Vous craquez ? Bon j'abandonne ce scénario.

Quid des caddies ? Deuxième scénario

Comme il faudra bien acheter nos 20FPP, je pense plutôt à une autre solution qui petit à petit aurait fait consensus chez tous les acteurs de la vie publique (après de nombreux grenelles sur le sujet), celle de fréquenter les hypermarchés non plus une fois par semaine en moyenne, mais 4 ou 5 fois ; dans ce cas les chariots seraient seulement 4 ou 5 fois plus volumineux. Cela reste compliqué même si les problèmes évoqués plus haut se sont considérablement dégonflés. On pourrait imaginer toujours un chariot motorisé ressemblant à une petite voiturette très sympathique à manœuvrer. On fait toujours confiance à la sagacité des constructeurs de caddies pour inventer les accessoires indispensables à la manipulation des produits achetés. Ceci étant, l'idée de voir les générations futures faire les courses 4 fois par semaines pour rapporter à chaque fois 5 fois plus de produits est loin d'être séduisante.

Quid des hyper-marchés ? Deuxième scénario

Un hypermarché c'est déjà très très grand ! Comment les configurer et les faire grandir encore pour stocker 5FPP (en supposant que les français fassent les courses en moyenne 4 fois par semaine). Beaucoup d'entre eux feront face à un épineux problème de géométrie.
Comment dimensionner les quais de réception de marchandises ?
Comment dimensionner le magasin ?
Quelle largeur pour les allées pour accueillir 4 fois plus de clients avec des caddies 5 fois plus volumineux ?
Comment assurer convenablement le passage aux caisses ?
Etc. ...

Essayons juste de résoudre le petit problème du stockage en magasin. Une partie de la solution peut se concevoir par la réquisition des parkings de surface et la construction de parkings souterrains, mais ça restera nettement insuffisant. Heureusement, lorsqu'une étude porte sur un volume, on dispose de 3 dimensions. La direction du magasin à défaut de résoudre son problème par le seul développement horizontal pourra compter sur un développement vertical. Le magasin disposera alors de plusieurs niveaux avec des escalators élargis pour nos chariots futuristes. Tout cela reste plausible mais j'ai quelques inquiétudes pour les personnes allergiques à une longue marche forcée !
Je ne suis guère plus à l'aise avec ce scénario.

Alors ... la croissance à l'infini dans un monde fini ?

Vous pensez certainement que tout cela est dénué de sens et que dans 100 ans notre quotidien que je voyais inondé de produits nouveaux ne ressemblera en aucune manière aux deux scénarios évoqués. Vous avez certainement raison.

Tout simplement parce qu'une croissance de 3% (en volume) par an ne peut être maintenue très longtemps, ou alors ce sera une croissance 'nouvelle formule'. Vous voyez souvent l'expression 'nouvelle formule' ou 'nouvelle recette' inscrite sur nos paquets de gâteaux sans pour autant que le changement de goût soit perceptible. Alors tout reste à inventer ...

Beaucoup d'autres contraintes et obstacles que ceux du flux et du stockage de nos produits se dresseront sur les chemins de la croissance et la planète ne manquera pas d'imagination pour freiner notre progression. Une absurdité plane sur nos concepts économiques qui paraissent de plus de plus en inadéquation avec l'offre limitée d'une planète qui de toute évidence refusera notre 'toujours plus'.
Il n'y aura donc pas 20FPP, ouf ! Mais je reste un peu inquiet.

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Ingénieur en informatique, Alain Desert a longtemps travaillé sur des plates-formes grands systèmes IBM où il a eu l'occasion de faire de nombreuses études de performances. Il est un adepte de l'approche systémique.

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