Avec « Après la paix : défis français » le géopolitologue et économiste Loup Viallet remet les pendules à l’heure. Appelant à « ne pas subir plus longtemps les conséquences des faiblesses africaines », il se livre à une analyse glaçante des causes du délitement du voisinage africain de l’Europe et propose des solutions audacieuses. Viallet a accepté qu’Économie matin publie en exclusivité son analyse du « nouveau désordre africain » dont le développement menace la stabilité de deux continents.
« À partir des années 2000, la majorité des pays d’Afrique subsaharienne ont connu un vif regain de croissance suscité en large partie par la demande phénoménale de la Chine et des pays émergents en matières premières pour l’approvisionnement de leurs industries de transformation, ainsi qu’une mondialisation de leurs partenaires commerciaux, laquelle a contribué à diminuer l’influence des puissances extra-africaines qui y jouaient un rôle prépondérant depuis la fin du XIXe siècle, les anciennes métropoles coloniales européennes. Cette nouvelle donne a fait naître un fort courant d’optimisme parmi de nombreux acteurs de la vie publique, des économistes, des journalistes, des politiques, qui ont déclaré que cette région du monde était le prochain eldorado et prendrait bientôt le relais de l’Asie comme moteur de l’économie mondiale. La plupart des programmes adoptés par les gouvernements subsahariens dans les années 2010 ont alors pris le nom de “plans d’émergence”, promettant à leurs populations qu’ils les sortiraient rapidement de leur sous-développement et parviendraient à réduire les écarts de richesse avec les pays du Nord.
Or, l’émergence africaine est encore un mythe et l’enthousiasme des afroptimistes était aussi précipité que mal fondé. Principalement productrices et exportatrices de produits bruts, les économies africaines n’ont pas changé de structure depuis la période des comptoirs coloniaux et leurs fondamentaux ont à nouveau été renforcés par l’essor de la demande asiatique. Leur type de croissance est très pauvre en emplois, les revenus qui y sont associés varient en fonction de la fluctuation des prix internationaux des matières premières et sont loin de pouvoir encadrer et nourrir des populations toujours plus nombreuses, dont l’expansion démographique a commencé en 1960 et ne devrait pas se stabiliser avant 2100 si les tendances se prolongent sans subir de modification extérieure substantielle.
Au Sud du Sahara, la moitié des flux commerciaux sont encore informels, les frontières, poreuses et mal surveillées, les infrastructures de transport, rares et vétustes, et aucun des marchés communs qui avaient été institués dans les années 1990 et 2000 n’a abouti à des ensembles cohérents et dynamiques. Les futures locomotives de la croissance mondiale contribuent à moins de 1 % de la valeur ajoutée manufacturière mondiale et figurent parmi les territoires les plus désindustrialisés du monde. Ni l’aide au développement versée par les pays de l’OCDE, ni l’élargissement du groupe de leurs donateurs et bailleurs de fonds traditionnels aux pays émergents, ni la profusion des transferts de fonds des diasporas n’ont permis de financer le décollage d’un seul pays subsaharien. Enfin, l’importance et la régularité de ces flux financiers ont institué une dépendance forte à l’extérieur parmi les populations et les gouvernements, qui comptent sur cette manne pour subvenir à leurs besoins courants et faire fonctionner leurs services de base.
En réalité, l’Afrique subsaharienne n’a jamais été aussi fragile. Ses États subissent de plein fouet la réunion explosive de trois tendances lourdes, dont chacune paraît aussi irrépressible que l’autre et qui ensemble forment l’armature d’un nouveau désordre africain : une poussée démographique aussi spectaculaire que durable, un réchauffement climatique plus intense qu’ailleurs dans le monde, une raréfaction inéluctable des ressources fossiles.
Contrairement aux peuples d’Afrique du Nord et du Levant, qui assurent simplement le renouvellement de leurs générations, la croissance démographique des populations subsahariennes est la plus élevée du monde. Après avoir quintuplé entre 1960 et 2000, le nombre d’habitants en Afrique subsaharienne a encore augmenté de moitié entre 2000 et 2017 et les Nations Unies prévoient qu’il doublera d’ici à 2050 et qu’il aura triplé d’ici à 2100. Ce formidable accroissement démographique produit une pression insoutenable sur les gouvernements, qui ne parviennent ni à satisfaire l’augmentation forte et constante des besoins vitaux de leurs populations, ni à organiser les conditions pour ouvrir leurs marchés du travail.
En l’état actuel des économies, la promesse d’une sortie rapide du sous-développement n’est pourtant pas réalisable. Les rentes issues de l’exploitation des matières premières sont non seulement peu redistributives, mais ont aussi vocation à diminuer au cours des prochaines décennies. Les matières fossiles se raréfient inéluctablement dans le monde, à un rythme qui s’accélère dangereusement, en particulier pour la vingtaine d’États pétroliers subsahariens. Le moment où la production mondiale de pétrole a atteint son maximum et ne peut plus que décliner pour s’acheminer vers l’épuisement de la ressource a déjà été franchi en 2008 selon le spécialiste des énergies Jean – Marc Jancovici25. Quant aux rendements agricoles des cultures de cacao, de café, d’arachides, de bananes, d’ananas, de mil, de sorgho, de coton, ils sont particulièrement menacés dans cette région du monde dont le dernier rapport du GIEC estimait en 2019 qu’elle était déjà la plus exposée au réchauffement climatique et à ses répercussions destructrices au siècle précédent (la désertification et l’extension du Sahara et du Kalahari, le dérèglement des saisons, l’érosion des côtes et l’engloutissement par les eaux de la façade maritime de la majorité des métropoles du littoral africain) et qu’elle continuerait à subir cette tendance au cours du XXIe siècle.
Les gouvernements d’Afrique subsaharienne se retrouvent ainsi pris au piège d’un dilemme politique quasiment inextricable, coincés entre deux mauvaises solutions. D’un côté il leur est impossible de poursuivre un modèle de croissance fondé sur l’exploitation des matières premières dont les limites physiques sont déjà atteintes sans contribuer à amplifier la misère, les inégalités et les foyers de rébellions sur leurs territoires dans un contexte d’expansion démographique incontrôlée. De l’autre, il leur est impossible de conduire une transition économique visant à diversifier leurs sources de prospérité en adoptant un modèle d’industrialisation par substitution aux importations riche en emplois sans accélérer le phénomène climatique et amplifier ses répercussions dévastatrices sur l’habitabilité des métropoles, la qualité des infrastructures économiques, la santé des populations et la rentabilité des cultures agricoles.
Ce dilemme illustre l’inextricabilité d’un nouveau désordre africain qui entraîne le déplacement de millions de réfugiés entre les pays subsahariens, vers l’Afrique du Nord et vers les côtes européennes, l’accélération du morcellement de leurs frontières, la défiance envers leurs institutions publiques, l’appauvrissement de leurs populations et la démultiplication des conflits armés sur leurs territoires. »