Rien dans ce texte ne permet de démanteler les réseaux de financement du terrorisme

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Par Eliane Assassi Modifié le 23 octobre 2014 à 8h46

Monsieur le président, monsieur le ministre, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, il me semble que nul ici ne peut contester la nécessité absolue de lutter contre les actes ou les menaces terroristes qui mettent en péril la sécurité de tous, provoquent la peur et le rejet de l'autre et, en ce sens, sapent les fondements de notre République et de notre démocratie. Permettez-moi, en cet instant, d'avoir une pensée particulière pour la famille et pour les proches d'Hervé Gourdel.

Chaque élu du groupe communiste républicain et citoyen, croyez-le, condamne avec la plus grande fermeté toute atteinte à la République et tout crime commis au nom de je ne sais quelle idéologie, qui sont effectivement autant d'actes barbares et cruels. Face à cela, c'est toute la société qui doit faire bloc.

Toutefois, je déplore que l'examen de ce projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme soit, lui aussi, marqué du sceau de l'urgence. En effet, comme toutes les lois antiterroristes votées en France depuis de très nombreuses années, ce projet de loi est soumis au Parlement en procédure accélérée, toujours au mépris du débat démocratique.

Par ailleurs, ce texte intervient dix-huit mois seulement après le précédent en la matière. La majorité gouvernementale a, en décembre 2012, présenté un projet de loi visant à durcir l'arsenal répressif pénal et administratif.

Faut-il recommencer à légiférer, et dans l'urgence, au motif que la menace terroriste aurait à nouveau muté ou faut-il prendre le temps de la réflexion afin de déterminer quel type d'actions il est nécessaire d'engager ?

Pour notre part, nous pensons que la réflexion doit être de mise.

Si nous regrettons le recours à la procédure accélérée sur un sujet aussi complexe et, vous l'avez dit, monsieur le ministre, aussi sensible, c'est parce qu'il s'agit d'adopter des mesures par définition attentatoires aux libertés individuelles et souvent dérogatoires au droit commun.

N'oublions pas que l'appréhension étatique de la question terroriste met toujours en danger les fondements mêmes de notre démocratie.

À ce titre, l'auteure Colombe Camus, que je citais déjà en 2012, résume parfaitement toute la problématique qui se pose à nous aujourd'hui et qui, par le passé, a rassemblé la gauche et divisé la droite : « Le terrorisme interpelle les capacités de résistance politique et sociétale des démocraties, c'est-à-dire la capacité d'une société dans son ensemble à dépasser les conséquences d'une agression et les effets psychologiques induits par un incident majeur, sans trahir sa liberté et ses droits et sans répercuter politiquement sa détresse. » Elle ajoute : « Le respect des droits humains et des libertés fondamentales n'est pas un luxe réservé aux époques de prospérité ».

Les débats relatifs à la lutte contre le terrorisme ont toujours été l'occasion de soulever la question de l'amplitude des atteintes aux libertés fondamentales acceptables dans une démocratie au nom de la préservation de celle-ci contre la menace terroriste. Déjà en 1978, la Cour européenne des droits de l'homme précisait que « consciente du danger, inhérent à pareille loi de surveillance, de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre, les États ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l'espionnage et le terrorisme, n'importe quelle mesure jugée appropriée ».

Non, la démocratie n'est pas un acquis : elle se cultive ! La faire vivre demande une vigilance permanente et un travail constant. Les libertés aussi fondamentales que la liberté d'aller et venir ou le respect de la vie privée sont des principes durement acquis et doivent être défendus en toutes circonstances, quelle que soit la conjoncture politique.

La démocratie est un ensemble de libertés et de droits que l'on ne peut démanteler, même dans les moments difficiles, car cet ensemble est le fondement d'une sécurité humaine durable et non un obstacle à celle-ci.

Je ne verse pas dans l'angélisme. Au contraire, c'est bien parce que je ne sous-estime pas les enjeux de ce sujet que je me refuse à céder au « tout sécuritaire ».

Si nous admettons que des circonstances exceptionnelles appellent des mesures exceptionnelles, il faut également admettre que le développement de procédures dérogatoires et d'exception appelle à une vigilance toute particulière.

Les moyens mis en place pour lutter efficacement et avec détermination contre le terrorisme doivent toujours préserver l'équilibre entre les mesures prises et le respect des libertés fondamentales et de l'État de droit.

De manière générale, toute la législation antiterroriste a-t-elle permis de réduire le phénomène ?

La législation antiterroriste a connu un renforcement graduel depuis vingt-cinq ans, et nombre d'experts et de hauts magistrats considèrent aujourd'hui qu'elle est suffisante, ce qui est clairement ressorti, en octobre 2012, des travaux de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois. (M. Michel Mercier le conteste.)

Je vous l'accorde, la question est complexe. Toutefois, je le répète, ce n'est pas en accroissant notre arsenal législatif en réaction à des actes plus horribles les uns que les autres que nous identifierons les causes réelles du terrorisme.

Le terrorisme et les actes qui l'accompagnent doivent être combattus avec force : je l'ai dit, je le redis et je ne cesserai de le répéter ! La question qui se pose est donc celle des moyens à déployer pour l'éradiquer.

À ce titre, permettez-moi de relever que le projet de loi dont nous débattons aujourd'hui présente certaines lacunes.

Les réseaux terroristes utilisent les rouages de la mondialisation des marchés financiers et sont au fait des technologies de l'information et de la communication. S'attaquer à ces réseaux, c'est se rendre capable de les détecter, de connaître leurs ramifications et leur fonctionnement afin de pouvoir mieux prévenir le risque terroriste.

Il est regrettable que rien, dans ce texte, ne permette de démanteler les réseaux de financement du terrorisme.

Rien n'est envisagé en matière politique quant à la prise de mesures de rétorsion contre les États identifiés comme source de financement de ces réseaux.

Réprimer est une chose, prévenir en est une autre. La lutte contre le terrorisme ne sera aboutie que lorsque l'on sera en mesure, autant que faire se peut, d'empêcher le passage à l'acte. La prévention doit donc s'opérer certes sur un plan sécuritaire, mais également sur les plans social, économique et humain.

Par ailleurs, je souligne que l'invocation de la menace terroriste – menace d'autant plus insidieuse qu'elle est insaisissable – fonctionne comme un argument d'autorité suprême forçant en douceur le consentement de la société civile, et des parlementaires !

Comme le rappelle à juste titre le Syndicat de la magistrature, et de la même façon que lors des précédents débats dans ce domaine, « l'élargissement des pouvoirs coercitifs de l'État se fait ici dans le consensus politique le plus – ou presque – absolu Et quand il ne l'est pas dans l'immédiat, il le devient par l'effet érosif du temps : hostiles à de nombreuses dispositions sous la précédente législature - blocage de sites internet, création d'une incrimination d'entreprise individuelle... -, le Gouvernement porte aujourd'hui ces dispositifs » diamétralement opposés aux engagements d'hier et oubliant, par exemple, la saisine du Conseil constitutionnel sur la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, la LOPPSI, s'agissant du blocage de sites, ou le rejet des infractions relevant d'une logique de pénalisation préventive.

On assiste donc à une surenchère sécuritaire, à une aggravation permanente de notre législation, tant en matière de peine qu'en matière procédurale, par une conception extensive en France des actes de terrorisme, légitimées par l'argument d'autorité que constitue la lutte contre la menace terroriste.

L'article 1er du projet de loi crée un dispositif d'interdiction administrative de sortie du territoire pour certains ressortissants français.

Allant au-delà des pouvoirs traditionnels de l'administration qui lui permettaient, en dehors même des cas d'interdiction du territoire français juridiquement ordonnés, d'expulser un étranger en raison d'un comportement « lié à des activités à caractère terroriste », le projet de loi vient aujourd'hui restreindre la liberté d'aller et de venir, dans une formulation à la fois vague et extensive.

Comment sera-t-il possible de démontrer, avant son départ, qu'une personne souhaite porter atteinte, à son retour, à la sécurité publique ? Présumera-t-on la culpabilité d'une personne avant même son départ à l'étranger ?

Par ailleurs, la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, Mme Christine Lazerges, s'inquiète du fait qu'« aucune garantie judiciaire n'est prévue avant que l'interdiction administrative ne soit prononcée. Il n'y a aucune intervention du magistrat du siège, alors qu'il est le garant des libertés fondamentales ».

La loi ne peut ôter à l'autorité judiciaire ses prérogatives en matière de préservation des libertés et attribuer parallèlement de nouvelles prérogatives à l'autorité administrative lui permettant un contrôle toujours plus étroit sur les citoyens.

Le Syndicat de la magistrature – encore lui – craint pour sa part que cet article ne soit source de dérives discriminatoires. L'Union syndicale des magistrats souligne, quant à elle, le caractère disproportionné de mesures d'interdiction dont la mise en œuvre sera à la charge des entreprises de transport, faisant ainsi peser sur une personne morale de droit privé des obligations incombant à la puissance publique.

Pour toutes ces raisons, le groupe CRC proposera, par voie d'amendement, la suppression de cet article.

Concernant maintenant le blocage administratif des sites internet en cas d'apologie ou de provocation au terrorisme, et même si la commission des lois du Sénat a amélioré la rédaction du dispositif de contrôle en introduisant une personnalité qualifiée désignée par la CNIL et porté à quarante-huit heures le délai laissé aux hébergeurs ou aux éditeurs pour retirer les contenus litigieux avant le déclenchement du blocage administratif, le dispositif reste fortement critiquable, et ce pour plusieurs raisons.

Critiquable, le dispositif l'est d'abord du fait même de la possibilité du blocage administratif des sites concernés.

Ensuite, parce que ce dispositif étend le champ d'application des obligations des fournisseurs d'accès et des hébergeurs en matière de signalement de contenus illicites aux faits de provocation au terrorisme et d'apologie des actes de terrorisme.

Enfin, l'intervention d'une personnalité nommée par la CNIL et dotée d'un pouvoir de recommandation vis-à-vis de l'autorité administrative, ne suffit pas à rendre légitime une procédure qui confie à l'autorité administrative le pouvoir de distinguer ce qui relève, dans un discours, de l'apologie ou de la provocation au terrorisme de ce qui reste une contestation de l'ordre social, politique ou économique.

Je me réfère en cela à l'avis rendu public du Conseil national du numérique, saisi le 25 juin dernier par le ministère de l'intérieur, et adopté à l'unanimité après un travail d'auditions. Le Conseil considère que le dispositif de blocage proposé est techniquement inefficace, qu'il est inadapté aux enjeux de la lutte contre le recrutement terroriste et qu'en minimisant le rôle de l'autorité judiciaire il n'offre pas de garanties suffisantes en matière de libertés.

Concernant les délits d'apologie et de provocation au terrorisme, le texte prévoit de nouvelles restrictions à la liberté d'expression en excluant ces délits du champ d'application de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse afin d'en faire des délits terroristes.

Cette modification permettra de soumettre ces délits au régime dérogatoire des infractions terroristes, à l'exception des trois règles les plus dérogatoires au droit commun dont l'article 6 écarte l'application.

Afin de ne pas extraire de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse l'ensemble de ces délits, la commission des lois du Sénat a adopté un amendement visant à n'incriminer ces faits, au sein du code pénal, que lorsqu'ils sont commis par la voie d'internet, estimant que ce moyen de communication présentait des caractéristiques objectives nécessitant l'usage de moyens d'enquête plus performants, alors que le régime spécial de la loi de 1881 devait continuer à s'appliquer à la commission des mêmes infractions sur les supports de presse traditionnels.

Reste que cela soulève de légitimes interrogations : l'évaluation de la notion d'apologie du terrorisme ne crée-t-elle pas un risque d'atteinte à la liberté d'expression ? Pourra-t-on considérer tous les écrits revendicatifs de contestation sociale radicale – vous voyez où je veux en venir – comme des apologies du terrorisme ?

L'emploi du terme « apologie » implique une condamnation des opinions et non des actes, alors que le régime protecteur de la loi de 1881 vise expressément à éviter la pénalisation du délit d'opinion.

C'est pourquoi le groupe CRC reste fermement opposé, de manière générale, à l'intégration dans le code pénal de ces infractions, même si elle se limite aux faits commis par voie d'internet. Le rattachement de telles infractions au droit de la presse constitue une garantie fondamentale en la matière.

J'en viens à la création d'un délit d'entreprise terroriste individuelle – aux côtés de l'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste –, qui permettra d'incriminer les actes préparatoires d'une personne isolée.

Ce délit, de par son emplacement dans le code pénal, constituera un délit terroriste soumis au régime procédural dérogatoire prévu en la matière.

Après examen en commission des lois du Sénat, l'élément matériel de l'infraction se caractérise par le fait – en vue de commettre un acte de terrorisme – de rechercher, de se procurer, de détenir ou de fabriquer des objets ou des substances dangereuses pour autrui.

L'infraction doit être caractérisée par un second élément matériel pouvant consister soit en des repérages, soit en une formation au maniement des armes, soit dans la consultation habituelle de sites internet provoquant au terrorisme ou par le fait d'effectuer des préparatifs logistiques permettant de mettre en œuvre les moyens de destruction mentionnés dans l'article. Il a été prévu que les renseignements recueillis sur des personnes ou des lieux devraient avoir une dimension opérationnelle.

Même si les éléments matériels sont bien détaillés, cela ne suffit pas à convaincre de l'efficacité du dispositif face à des individus qui, par essence, sont difficilement indentifiables.

J'aurais encore beaucoup de choses à dire sur cet article. J'y reviendrai dans le cadre de la défense de mes amendements.

Il existe de multiples raisons pour lesquelles mon groupe ne peut que témoigner son opposition à la création d'un délit d'entreprise terroriste individuelle, notamment.

En outre, ce texte contient d'autres mesures n'ayant pas grand-chose à voir avec le terrorisme, mais qui concernent plutôt la délinquance en général. J'y reviendrai également, car le temps me manque à cette heure.

En conclusion, ce projet de loi comporte des restrictions non justifiées aux libertés, ainsi que des mesures plus en relation avec la délinquance en général ou la gestion des migrations. D'autres dispositions pourraient encore concerner, selon une interprétation large, des mouvements sociaux contestataires.

Je le répète, nous ne minimisons aucunement le risque terroriste. Je l'avais dit en 2012 et je le répète aujourd'hui : il faut prévenir et agir le plus tôt possible.

Pour mettre en place une réelle prévention, il faut commencer par reprendre les grilles psychologiques et sociales. Seul ce travail nous permettra de trouver le bon remède pour empêcher la naissance du terrorisme.

Nous serons attentifs tout au long du débat et tiendrons compte des amendements retenus ou rejetés pour déterminer, in fine, quel sera notre vote sur ce projet de loi.

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Directrice de communication de profession, elle est élue sénatrice de la Seine-Saint-Denis le 26 septembre 2004 et siège au groupe communiste, républicain, citoyen et des sénateurs du Parti de gauche (CRC-SPG). En septembre 2012, elle devient présidente du groupe communiste, républicain et citoyen au Sénat.

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