Cela faisait maintenant une vingtaine d’années que le processus était engagé. La crise n’a fait qu’accélérer le phénomène. Quel phénomène ? « La mue » des directions juridiques des grandes entreprises. Et cette mue est de taille. En quelques mots seulement : rattachement hiérarchique au plus haut niveau de l’entreprise, professionnalisation et croissance des équipes et des expertises, périmètre élargi, diffusion de la culture risque, internationalisation des pratiques et surtout partenariat de plus en plus capital entre les juristes et les opérationnels afin de créer et protéger la valeur de l’entreprise voire permettre à l’entreprise d’être encore plus compétitive.
Et pourtant, nous partions de loin. Comme le rappelait Pierre Charreton, « il a longtemps existé une relation complexe entre le monde de l’entreprise et celui du droit, empreinte de méfiance et d’incompréhension réciproque, les entrepreneurs considérant qu’ils n’avaient que faire des juristes, sauf à compliquer leurs affaires, et les juristes, essentiellement alors les avocats, dans la tradition du barreau de l’époque, regardaient les chefs d’entreprise comme de dangereux affairistes dont il était prudent de se méfier »[1].
Cette évolution, couplée à la globalisation, à la vitesse des échanges et à la révolution du numérique, appelle aujourd’hui à un changement complet du modèle d’organisation et de gestion des directions juridiques. Vivement encouragée, doux euphémisme, par les directions générales des entreprises, la direction juridique doit entrer dans une réflexion stratégique et organisationnelle afin de pouvoir tenir son double rôle de « business partner » et de « gardien du temple », rôle sur lequel nous reviendrons plus tard dans cet ouvrage, et répondre aux nouveaux enjeux économiques et sociétaux. Ainsi décrit par Christophe Roquilly dans son ouvrage collectif, « le risque juridique, s’il est mal géré, peut avoir de lourdes conséquences et dégrader singulièrement la valeur de l’entreprise (…). En saisissant une opportunité juridique, l’entreprise peut créer de la valeur. »[2]. Pour Didier Danet, « la performance juridique peut donc agir sur le niveau de performance globale de l’entreprise de deux manières. D’une part, elle pèse sur sa capacité à atteindre les objectifs qu’elle s’est donnés et constitue ainsi un déterminant plus ou moins substantiel de son efficacité. D’autre part, elle influence le niveau d’effort requis pour atteindre les résultats souhaités et renforce ou amoindrit ainsi l’efficience de l’entreprise »[3].
À l’instar de nombreux auteurs et praticiens du droit, nous considérons que le droit est devenu un véritable outil de compétitivité des entreprises. Sujet qui avait déjà été mis en avant en 2011 dans le rapport Prada : « il est désormais acquis que la maîtrise du droit est un facteur important de robustesse et de compétitivité des entreprises et contribue puissamment à la qualité de l’offre dans les marchés internationaux »[4]. À regarder les leaders d’aujourd’hui, que ce soit General Electric (les entretiens[5] que nous avons eus avec Ben Heineman, ancien General Counsel de General Electric sous l’ère de Jack Welch n’ont fait que confirmer cette hypothèse), mais aussi Apple et Samsung dans la bagarre qu’ils les opposent ou encore LVMH et Hermès… on voit bien que pour ces sociétés, et d’autres avec elles, le droit est une véritable arme au service de la stratégie de l’entreprise. Le droit est trop souvent vu comme un risque alors que c’est un levier. Il faut revoir la définition épistémologique du droit qui n’est pas là que pour créer et appliquer des règles mais aussi pour aider à définir une direction, « directum » en latin. Philippe Legrez, directeur juridique de Michelin, ira même jusqu’à « transformer les directions juridiques en “centres de profit” »[6].
Aujourd’hui, nous vivons un véritable changement de paradigme qui voit le directeur juridique devenir le « bras gauche » de la direction générale au même niveau que son « bras droit », la direction financière. » (…)
Extraits du livre « La direction juridique de demain : vers un nouveau paradigme du droit dans l’entreprise » écrit par Olivier Chaduteau, paru le 25 mars 2014 aux éditions Lextenso. 247 pages, 25 euros.
Reproduits ici grâce à l'aimable autorisation de l'auteur et des Editions Lextenso.