Libra : questions impertinentes

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Par Jacques Bichot Publié le 18 juin 2019 à 5h48
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@shutter - © Economie Matin

On se demandait quand les GAFA allaient essayer d’investir le créneau des moyens de paiement : Ça y est ! Facebook s’est lancé. Le projet sera officiellement présenté demain mardi 18 juin, mais ses grandes lignes ont été présentées le 15 par Le Figaro et le 17 par Les Echos. Il est donc possible de faire une première analyse et de poser quelques questions.

Premièrement, la Fondation Libra, qui émettra la « monnaie » de facebook, procédera de manière très différente de ce que font les institutions cryptomonétaires : les émissions n’auront pas lieu sous forme d’enchères, à des prix dépendant de l’offre et de la demande, mais à taux fixe et, semble-t-il, sans ces limites que les émetteurs de cryptomonnaies posent à leur activité « minière ». Un Libra vaudra un panier de devises, disons par exemple un dollar US plus un euro plus une livre sterling. Tout agent possédant disons un million de chacune de ces unités monétaires pourra les faire porter au crédit des comptes de la Fondation Libra et recevoir en échange un million de Libra. L’opération, semble-t-il, sera réversible : le million de Libra pourra être remboursé sous forme de trois virements, respectivement de 1 M$ ; 1M€ ; et 1M£.

Deuxièmement, la question se pose de savoir ce qu’elle fera des sommes ainsi collectées. S’en servira-t-elle pour acheter des actifs de rapport (si possible, pas des bons du trésor en euro assortis d’un intérêt négatif) ? Dans ce cas, l’opération pourra être plus ou moins rentable selon les critères de placement qui seront fixés. Pour prendre un exemple simplissime, si la Fondation Libra peut acheter des obligations émises par de grandes entreprises à des taux plus rémunérateurs que ceux des emprunts d’Etat, elle sera dans une situation assez voisine de celle d’une institution d’épargne qui investit de cette manière l’argent de ses déposants, à cette différence près que, si j’ai bien compris, elle ne versera même pas la petite obole que reçoit le Français titulaire d’un livret A.

Troisièmement, les transactions en Libra, effectuées par voie électronique comme la plupart des transactions bancaires, seront rémunératrices pour la Fondation à un double titre : primo, le client sera submergé de publicité ; secundo, ses caractéristiques pourront être vendues, comme le sont celles des utilisateurs de Facebook et autres GAFA. Cela permettra d’offrir aux clients une prestation en apparence gratuite, mais en apparence seulement : au lieu de lui demander de l’argent pour la tenue de son compte et pour certaines opérations (par carte notamment), comme le font les banques classiques, on lui prendra son temps (perdu en lecture d’annonces publicitaires) et ses données (négociables auprès d’entreprises désireuses d’adresser des messages soi-disant personnalisés à des clientèles ciblées).

Conclusion, il s’agit d’étendre à la tenue des comptes bancaires la marchandisation des informations personnelles qui aurait due être interdite depuis longtemps si nous avions, au niveau mondial, un législateur efficace, soucieux de protéger la vie privée. Il s’agit aussi d’accentuer un impôt temporel c’est-à-dire le vol de notre temps par lesdits GAFA, qui nous obligent à payer en nature (en minutes et en heures perdues pour les activités intéressantes) le recours à leurs services, par ailleurs trop pratiques pour que nous nous en passions. La pollution publicitaire est moins critiquée que la pollution par le gaz carbonique ou par l’usage immodéré d’emballages plastiques très insuffisamment recyclés, mais elle est également nocive, car réductrice de l’attention que nous pouvons porter à notre prochain et aux problèmes réellement importants.

Alors, Libra va-t-il devenir synonyme d’encore un peu plus de servitude ?

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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