Le drame des lenteurs judiciaires

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Par Jacques Bichot Publié le 15 septembre 2017 à 4h35
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cc/pixabay - © Economie Matin
12 MILLIARDS €la perte de capital humain provoquée annuellement par la maltraitance à enfants peut se chiffrer à 12 milliards d'euros.

Une action en responsabilité de l’État, relative à la lenteur avec laquelle le tribunal de Bobigny statuait dans des « affaires familiales », a été lancée fin 2014 par 27 habitants de la Seine-Saint-Denis. Comme s’il fallait apporter un exemple supplémentaire de lenteur de la justice française, le TGI de Paris, chargé de dire le droit dans cette affaire, a enfin consacré une audience à ce contentieux, et annoncé que ses décisions seraient rendues le 9 octobre – soit environ 3 ans après le début de la procédure (Le Figaro du 12 septembre 2017).

Certes, des progrès ont été accomplis au TGI de Bobigny. Le délai d’attente moyen pour une audience devant le juge aux affaires familiales (JAF), de 14 mois en 2014 « s’est réduit à 6 mois grâce à des magistrats affectés en renfort », indique la bâtonnière de ce département difficile. Mais c’est encore trop, pour des justiciables dont beaucoup se trouvent dans des situations dramatiques, et rien ne nous dit que cette amélioration n’a pas été obtenue par application de la formule « déshabiller Pierre pour habiller Paul ».

Il est impossible dans un bref article de passer en revue tous les domaines dans lesquels le temps excessif que beaucoup de juridictions mettent à statuer cause un tort considérable à des personnes, à des familles, à des entreprises, à divers organismes, et au final à notre pays. Nous nous limiterons ici à un secteur particulièrement sensible, que nous avons eu l’occasion d’étudier : celui de la maltraitance à enfant.

Le coût humain de la lenteur judiciaire

Dans son ouvrage Enfants violés et violentés (1), le psychiatre Gérard Lopez explique que « la maltraitance infantile est une des causes les plus importantes de la délinquance juvénile et de la criminalité en général. Les enfants maltraités risquent de présenter une personnalité antisociale dont une des caractéristiques cliniques principales est l’incapacité à se conformer aux lois, fussent-elles très dissuasives pour un citoyen normalement structuré. »

Sa consoeur Muriel Salmona, spécialiste de la mémoire traumatique, souligne dans son Livre noir des violences sexuelles(2) le rôle du déni dans la perpétuation des violences, et le fait que les voies de fait commises par des personnes ayant une mémoire traumatique en conséquence de ce qu’elles ont-elles-mêmes subies sont plus imprévisibles, moins faciles à éviter ou réfréner que celles de délinquants « ordinaires ».

Quant à Maurice Berger, confrère des précédents auteurs, dans L’échec de la protection de l’enfance (3), il montre combien les problèmes sont aggravés par l’inadéquation fréquente du traitement judiciaire des situations de maltraitance. Il met particulièrement en cause la lenteur des tribunaux, qui attendent souvent des mois pour retirer un enfant martyr à ses parents bourreaux, à la fois parce que les juges ont classiquement des difficultés à programmer rapidement des audiences, et parce beaucoup d’entre eux n’ont pas conscience du fait que, lorsque la situation est grave, la protection du plus faible – l’enfant – est prioritaire par rapport aux droits parentaux. La course contre la montre n’est pas nécessaire seulement pour soigner les blessures physiques ! Le tribunal est en quelque sorte le SAMU des victimes de sévices au sein de leur famille, mais un SAMU qui met beaucoup trop longtemps à prendre la victime en charge et à la diriger vers le service approprié, ce qui diminue dramatiquement les chances de guérison ou de stabilisation.

Le coût économique de la lenteur judiciaire

Ce gâchis humain a des conséquences économiques considérables. Dans une recherche effectuée à la demande de l’Institut pour la justice, nous avons évalué à 12 Md€ la perte de capital humain provoquée annuellement par la maltraitance à enfants, somme à laquelle s’ajoutent notamment les coûts de fonctionnement de différents services, à commencer par l’ASE (Aide sociale à l’enfance), supérieurs à 7 Md€ annuels. Il est très difficile de déterminer précisément de combien ces 19 Md€ seraient diminués si, dans ce domaine, la justice ne lambinait pas, mais – au vu de l’importance que les thérapeutes attachent à une prise de décision très rapide – je ne serais pas étonné que cela dépasse 10 %.

Économiser 2 Md€ par an, et surtout permettre à des milliers d’enfants de ne pas devenir des barbares (4) du fait de parents ou d’adultes référents pervers, désaxés ou complètement égocentriques, et cela simplement en améliorant le fonctionnement d’une petite « niche » au sein de la grande institution judiciaire, est-il un citoyen qui pourrait être contre ? Or il ne s’agit pas pour cela d’accorder une augmentation spécifique au budget de la justice. Si celui-ci était globalement majoré de façon raisonnable, de façon à nous rapprocher de ce que font nos voisins directs (5), cela faciliterait évidemment les choses. Mais il importe surtout d’utiliser cet argent de façon efficace. Pour ce qui est des enfants maltraités, l’accélération des prises de décision – à commencer par les fixations des dates d’audience – pourrait probablement être obtenue par une meilleure organisation, avec une très faible augmentation spécifique des dépenses (6), et par une formation adéquate des magistrats ayant à exercer leur fonction dans ce domaine délicat. Et si certaines règles de procédure ralentissent la justice dans ce domaine où les délais signifient non-assistance à personne en danger, modifions-les ! Leur maintien ne saurait l’emporter sur l’intérêt supérieur des enfants, qui est aussi celui de la nation puisqu’ils en sont le futur.

1) Dunod, 2013

2) Dunod, 2013.

3) Dunod, 2004

4) Nous reprenons ici l’expression employée par Maurice Berger dans son ouvrage Voulons-nous des enfants barbares ? (Dunod, 2008)

5) Prenons le dernier rapport Systèmes judiciaires européens (étude n° 23 de la CEPEJ, Commission européenne pour l’efficacité de la justice), qui concerne le système judiciaire stricto sensu, donc abstraction faite du système pénitentiaire : en 2014, dernière année pour laquelle nous ayons les chiffres, le budget judiciaire par habitant pour nos 5 voisins va de 139 € au Luxembourg à 77 € en Italie, en passant par 114 € pour l’Allemagne, alors qu’il n’est en France que 64 €.

6) Bien entendu, l’état déplorable de certains tribunaux exige des travaux, et donc des dépenses, mais disposer de locaux fonctionnels, où l’on n’étouffe pas à certaines époques de l’année en attendant de geler un peu plus tard, et de budgets de fonctionnement permettant de payer les expertises avec moins d’une année de retard, est nécessaire pour la justice dans son ensemble.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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