Commentant la décision qu’a prise une petite banque allemande de facturer les dépôts à vue supérieurs à 100 000 €, un journaliste du Figaro écrivait le 13 août 2016: « C’est une conséquence directe de la politique monétaire ultra-accommodante de la BCE.
Aujourd’hui, les banques qui déposent leurs liquidités auprès de l’institut monétaire doivent lui payer une ‘taxe’. La BCE espère ainsi les dissuader de laisser dormir leur argent et les inciter à prêter davantage aux ménages et aux entreprises, à taux bas. »
Ces 3 phrases contiennent une bonne part de vérité. Il est exact que, si la BCE se comportait comme les banques centrales avaient coutume de le faire avant de passer à des taux voisins de zéro, et le cas échéant négatifs, ainsi qu’au « quantitative easing », c’est-à-dire à l’achat ou à la prise en pension de quantités impressionnantes de titres émis par les Trésors publics, cette banque coopérative bavaroise n’aurait pas pris une telle décision. Il est vrai également que la BCE agit de cette manière, entre autres raisons, pour inciter les banques à prêter davantage. En revanche, un avoir bancaire sur les livres d’une banque centrale – dans ce cas, il s’agit vraisemblablement de la Bundesbank, car la BCE n’est que le chef de file du réseau européen de banques centrales – n’a rien à voir avec « de l’argent qui dort ». C’est une créance sur une banque qui possède en contrepartie des créances sur les États européens.
Dans l’état actuel des choses, les banques centrales ont acquis des titres des trésors publics bien au-delà des ressources qu’elles tirent de leurs émissions fiduciaires – les billets de banque, dont les États européens cherchent d’ailleurs à décourager la détention et l’usage pour rendre plus difficile la fraude fiscale et le blanchiment de l’argent « sale » (recettes du crime organisé). Pour mener leur politique de quantitative easing, il leur faut donc emprunter des sommes colossales aux banques de second rang. Si les avoirs de ces établissements sur les livres des banques centrales diminuaient fortement, ces dernières seraient amenées à diminuer le soutien massif qu’elles apportent à la politique de laxisme budgétaire qui est celle de la majorité des gouvernements de pays développés.
Cet argent des banques commerciales qui, soi-disant, dormirait dans les caisses des banques centrales, constitue tout simplement un relais dans le financement des dettes publiques toujours croissantes. Les obligations émises par les États les moins mal côtés, et les bons des Trésors publics, rapportent si peu que les épargnants ne voient plus grand avantage à utiliser l’assurance vie en euros ou les sicav monétaires : comptes à vue et livrets d’épargne font aussi bien l’affaire. Et les banques commerciales n’ont pas non plus une appétence formidable pour ces titres qui ne procurent qu’un rendement dérisoire, voire négatif, alors que le risque n’est nullement insignifiant. Elles sont donc assez contentes de voir les banques centrales se ruer sur ce qui est plutôt un mistigri qu’un placement de père de famille. Et elles financent volontiers les banques centrales qui prennent à leur compte le risque souverain, considérant que ces institutions sont tellement grosses et vitales pour l’économie en général et le système monétaire en particulier que les autorités politiques ne laisseront jamais leur appliquer les lois ordinaires de la faillite.
La monnaie ne dort jamais, elle finance toujours quelque chose – et, en l’espèce, nous finançons nos États prodigues en conservant des liquidités en contrepartie desquelles nos banques ont des dépôts énormes sur les livres des banques centrales qui, elles, accumulent les titres représentatifs des dettes publiques.
Reste à savoir si la politique de taux très bas, voire négatifs, pour le refinancement des banques centrales par les banques de second rang booste ou non le crédit bancaire aux entreprises et aux particuliers. Sans doute, puisque ce sont les seules opérations de crédit qui rapportent quelque chose, même si cela reste une activité de gagne-petit. Les banques ne peuvent pas être uniquement des banques d’affaire, travaillant sur les opérations en fonds propres et sur les produits dérivés.
Si les banques de second rang européennes sont globalement créancières de la BCE, il en est qui sont emprunteuses : elles distribuent plus de crédits qu’elles ne collectent de dépôt, et au lieu d’emprunter directement aux banques qui sont dans la situation inverse, elles passent par la BCE. Ce rôle d’intermédiaire entre les banques commerciales s’est beaucoup accru depuis la crise de 2007-2008 qui a vu l’effondrement du marché interbancaire : la BCE a alors fort bien joué son rôle d’emprunteur aux banques à excédent de dépôts et de prêteur aux banques à excédent de crédits. Favoriser les secondes en leur prêtant presque gratuitement une partie de ce qui est emprunté à taux très bas ou négatif est un message clair adressé aux banques : « vous gagnerez plus, ou perdrez moins, en prêtant aux entreprises et aux particuliers qu’en me prêtant à moi BCE. »
Reste que globalement la politique des banques centrales conduit à faire du financement de l’économie un métier de gagne-petit, tandis que les activités relatives à la prise en charge des risques (de taux d’intérêt, de taux de change, de variations des prix des matières premières et autres denrées), qui dérivent souvent vers la spéculation, ainsi que l’aide à l’optimisation fiscale, rapportent bien davantage. La politique de taux négatifs et de quantitative easing menée par les banques centrales est de ce fait assez largement responsable à la fois de l’atonie de l’économie des pays développés et de l’incurie des pouvoirs publics quasiment soustraits à la contrainte budgétaire.