Le modèle économique et social allemand

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Par Henrik Uterwedde Modifié le 13 novembre 2014 à 6h51

En France, on s'arc-boute souvent sur le « modèle allemand », soit pour en vanter les mérites, soit pour en dénoncer ses dérives « libérales », surtout après les réformes que le gouvernement Schröder y a apportées. Cette véritable fixation sur le voisin, fruit de l'étroite interdépendance entre nos pays, mais aussi du décalage économique actuel, a le désavantage que les jugements portés sur le modèle allemand se font souvent en fonction du positionnement dans le débat français, sur les « réformes » notamment. Or cette instrumentalisation de l'expérience du voisin à des fins de politique intérieure risque de déformer la réalité. Pas plus que les autres, le modèle allemand n'a vocation d'être le modèle à suivre pour l'Europe, comme il ne peut pas non plus servir de repoussoir. C'est un modèle qui a ses caractéristiques propres, qui sont le résultat de son histoire longue et complexe, d'expériences collectives et de choix fondamentaux faits après 1945.

Nous utilisons le terme « modèle économique et social » pour rappeler que tout modèle social a des fondements, et des répercussions, économiques. Au-delà, on verra que le modèle allemand se caractérise par une multitude de dimensions tant économiques que sociales et politiques.

Côté normatif, le référentiel de l'économie sociale de marché datant de l'immédiat après- guerre, et qui tente de combiner la logique marchande et entrepreneuriale avec la cohésion sociale et le partenariat social, continue à imprégner la vie économique et sociale[1]. Cette doctrine entend combiner la liberté d'entreprendre avec la justice sociale et la responsabilité entrepreneuriale. Si elle postule la primauté des marchés, elle les soumet aussi à un cadre réglementaire et à des mécanismes correcteurs (poli- tiques sociales, partenariat social entre patronat et syndicats). Côté social, ce partenariat fonctionne à travers la codétermination dans les entreprises (conseils d'entreprise, représentation salariale dans les conseils de surveillance des grandes entreprises), mais s'exprime aussi dans un système de négociations sociales autonome et efficace. Ce capitalisme coopératif, avec sa force de négociation et de coopération qui favorise l'émergence de réponses collectives aux problèmes, a toujours été un atout pour l'économie allemande et explique sa capacité d'adaptation dans des périodes difficiles.

Côté politique, malgré la formule minimaliste de la doctrine de l'économie sociale de marché (« autant de marché possible, autant d'État que nécessaire »), l'État est bien présent dans la vie économique et sociale. Suivant une philosophie et une organisation de l'État fondée sur la subsidiarité, son intervention se veut modeste et respectueux de l'autonomie des partenaires sociaux, des groupes d'intérêts organisés (verbände) comme celle des entreprises. Les verbände sont souvent associés à l'élaboration des lois et peuvent participer activement aux politiques et régulations publiques (comme c'est le cas dans le système dual de la formation professionnelle initiale). Quant aux marchés, ils sont, selon la formule de W. Streeck, « institués politiquement, régulés socialement et considérés comme le résultat de politiques gouvernementales destinées à servir des intérêts publics[2] ».

''Le modèle allemand peut se résumer en une forme négociée du capitalisme, qui est facilitée par une culture du consensus''

Enfin, les fondements économiques : d'abord, il ne faut pas oublier que le modèle allemand est essentiellement un modèle industriel. C'est aux besoins industriels qu'il répond le mieux, c'est dans l'industrie qu'il fonctionne au mieux, alors qu'il apparaît moins adapté aux services. Une bonne spécialisation « haut de gamme », reposant sur une innovation permanente et une main-d'oeuvre très qualifiée, produit une excellente compétitivité qualitative des entreprises, justifiant des salaires élevés et les coûts d'une protection sociale généreuse. Le revers de la médaille : l'industrie, très spécialisée, produit pour les marchés mondiaux et dépend d'une manière significative des exportations. Très ouverte, l'industrie, et à travers elle l'économie allemande, a dû s'adapter en permanence aux défis de la mondialisation. Le souci permanent de la compétitivité des entreprises et du site de production allemand (Standort Deutschland) contribue à une préférence générale des pouvoirs publics pour une politique de l'offre (visant à renforcer l'appareil productif via un cadre de développement favorable aux entreprises) au détriment d'une politique de la demande.

Le modèle allemand peut se résumer en une forme négociée du capitalisme, qui est facilitée par une culture du consensus et par des institutions qui construisent du consensus. Qu'il s'agisse de la vie politique, du monde de l'entreprise ou des relations sociales, une dialectique entre la concurrence et la coopération est toujours à l'œuvre, animée par une philosophie du partage du pouvoir et de l'articulation entre les pouvoirs publics et les forces de la société civile.

1 Voir Uterwedde H. (2011), « L'économie sociale de marché : la jeunesse d'un référentiel », in Bourgeois I. (sous la dir.), Allemagne, les chemins de l'unité, Cergy-Pontoise, CIRAC, p. 39 à 49.

2 Streeck W. (1996), « Le capitalisme allemand : existe-t-il ? A-t-il des chances de survivre ? » in Crouch C. et Streeck W. (sous la dir.), Les Capitalismes en Europe, Paris, La Découverte, p. 47 à 75 (50).

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Directeur adjoint de l'Institut Franco­Allemand de Ludwigsburg

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