Mme Nathalie Dupuis-Hepner et M. Eric Villemin écrivaient dans les Echos daté du 13 janvier 2017: « La smart city à la française fait fausse route ». Nous voilà de nouveau face à une recette mainte fois employée.
Sélectionnons un plat bien connu et alléchant, la Smart City, convoquons les grands ingrédients de la digitalisation ou de la numérisation (capteurs, big/open data, startup), lions le tout avec des sauces hautement gouteuses, telles que les raccourcis et le dénigrement, et nous obtenons un met particulièrement prisé depuis quelques années: le French Bashing.
Il est temps de s'insurger face à ce type de propos, finalement malvenus, et malveillants qui donnent à tout un chacun l'impression que nous vivons dans un pays sous développé et situé aux marges de la civilisation moderne. Je vous fais grâce d'un débat sur le sens réel de la modernité et du progrès qui serait de nature à élever le débat, quant à tous ces « appels à la modernisation » qui s'imposent à nous parce que technologiquement évolués.
Il est important de rappeler que nombre de spécialistes dans le monde œuvre à la compréhension des mécanismes de la « Cité » qui constitue un système extrêmement complexe dont l'équilibre quotidien n'aboutit à rien de moins que de permettre notre vie de tous les jours. Rien que cela ! Que d'aucuns souhaitent réformer ou révolutionner cet « outil » merveilleux qu'est la Ville n'est pas gênant, mais qu'ils prennent garde à ne pas chambouler l'environnement dans lequel nous vivons tous ensemble. L'intelligence dont il est question dans cette appellation « Smart », fort mal traduite, ne vient et ne viendra certainement pas de « capteurs » et de récoltes mirifiques de « data ». L'intelligence des villes émane avant tout de nous tous, de notre capacité à utiliser tous ces outils, de notre volonté à en comprendre les tenants et les aboutissants de manière éclairée et collective non dictée par une technocratie faisant preuve de peu de discernement. Le devoir de vulgarisation des sachants en est donc essentiel.
Étonnant de voir comment « la loi des affaires » est vertement critiquée dans cette tribune lorsque l'on connait les origines du concept de « Smart City » et la place qu'y occupent les GAFA par exemple. Or ces mêmes entreprises qui sont durement critiquées (à tort ou à raison) sont tout de même celles qui ont fondées nombre des outils que l'on nous demande de mettre en œuvre pour justement faciliter l'émergence de la « Smart City ». En effet, qu'il soit question de participation citoyenne, de transmission ou de stockage des données, des API, de plateforme de dématérialisation de démarches administratives et j'en passe, nous employons massivement des solutions et des briques techniques issues de ces grands « profiteurs » que sont Google, Cisco, IBM, Oracle et Cie. Devrions-nous alors déployer plus de solutions et engager une réelle ouverture des données et de l'accès de tous les citoyens avec... des technologies provenant de ces mêmes « profiteurs » ? Un minimum de culture technologique s'impose lorsque l'on défend des positions aussi tranchées. Il existe là une véritable question de fond ici et qui concerne notre indépendance technologique dans le domaine du numérique.
Par ailleurs, le transport urbain est cité en exemple alors que les solutions numériques vraiment multimodales (qui incluent tous les types de transports) sont très rares. ENEDIS (et non pas EDF), gérant le réseau électrique en France, a la très lourde mission de déployer 31 millions de compteurs de nouvelle génération en 15 ans. Un simple calcul approximatif montre que cela représente plus de 700 compteurs déployés en France à chaque heure travaillée, que ce compteur soit localisé à Toulouse, au milieu de la Creuse, ou dans des villages dans les Alpes. Il convient donc à tous d'être conscients de ce que représente ce défi industriel et logistique. C'est de plus, sans compter avec les opposants à ce compteur qui font entendre leur voix, qui jouent leur rôle de citoyens dans une dispute républicaine et démocratique, et qui retardent nombre d'installations. Il faudrait à la fois rapprocher les élus et les citoyens grâce à la technologie du numérique dans un effort « participatif », mais faire taire tous nos processus démocratiques et de libre expression des citoyens lorsqu'il faut déployer Linky ? Manier le paradoxe requiert un minimum de cohérence dans le propos.
Je termine avec la section concernant les startups, qui relève de la caricature la plus absolue dans le domaine. Les startups sont à nouveau parées de toutes les vertus. Elles sont smart, lean, utilisent le « test and learn » qui est évidement la panacée dans le domaine du déploiement de la « Smart City », moins couteuses, et permettent de redonner la parole aux habitants pour coller à leurs besoins. Finalement nous pourrions alors légitimement nous demander pourquoi toutes les entreprises humaines ne sont pas des startups. Qu'attendons-nous pour mettre à bas toutes les grandes entreprises et administrations car elles représentent le summum de l'inefficacité et de la gabegie ? Dans l'absolue, les startups n'ont pour autre mission que de réaliser des produits en faible quantité, spécialisés, localisés dans les territoires où elles naissent, très limités en terme de couverture marché : c'est pour cela qu'elles sont fondamentalement locales. Nous avons tous hâte de voir fonctionner nos villes comme des startups en bannissant le plus possible l'administration car cette dernière est fondamentalement archaïque et un frein à toutes les évolutions, c'est une évidence. Cessons donc d'ignorer les réalités de notre vie de tous les jours en laissant le champ libre à ce type de raisonnement fallacieux et extrêmement limité. Les startups ont une visée internationale immédiate. Elles ont pour la plupart l'ambition de devenir grandes et de se faire racheter par de grosses entreprises ou de le devenir elles-mêmes. La distribution industrielle des solutions et leur adoption en masse sont les conditions requises pour réussir ce qui suppose une généralisation de l'emploi de ces solutions pour des raisons simplement économiques. Penser qu'aujourd'hui chaque ville va développer, déployer et maintenir ses propres solutions locales est proprement utopique dans l'état actuel des connaissances et des moyens économiques disponibles.
Je suis très satisfait que des institutions publiques s'occupent de faire « tourner » notre ville et notre territoire parce que nous n'avons pas le loisir de nous investir au-delà du raisonnable dans son fonctionnement, ce qui est le cas d'une majorité de nos concitoyens : participer n'est pas cogérer. Je suis très fier et rassuré de constater que des institutions publiques pilotées par des élus veillent à une représentativité citoyenne équilibrée qui ne soit manipulée, ni par certains lobbies, ni par des velléités individuelles en manque de visibilité et de pseudo-modernité. Pour que la citoyenneté participative soit acceptable, elle doit veiller à être « authentiquement » représentative de toutes les composantes de nos écosystèmes urbains. C'est là que se trouve la véritable intelligence dans l'emploi des technologies numériques, dans le discernement.
Enfin, je tiens à saluer les efforts de la fonction publique dans son ensemble qui depuis de très nombreuses années se modernise avec des moyens financiers limités dans une discrétion qui sied bien à ces institutions et qui correspond à l'état d'esprit de la majorité des individus qui y travaillent. Pourquoi ne met-on pas en évidence toutes les étapes du grand plan de la dématérialisation des processus et des procédures administratives ? L'administration française a mis en œuvre une réforme complète visant la dématérialisation des factures de tous ses fournisseurs. Pourquoi ne met-on pas en lumière les grandes réformes territoriales en cours visant à regrouper les collectivités ? Qui reconnait le travail qui a été réalisé sur déclaration en ligne de l'impôt au cours de la dernière décennie ? Pourquoi ne pas vanter le déploiement des applications mobiles dans la ville permettant de signaler des incidents sur la voie publique ou d'inscrire ses enfants en centre de loisirs ? Qui a valorisé et reconnu les possibilités récentes concernant les inscriptions en ligne sur les listes électorale ? Les exemples sont très nombreux et illustrent que la France bouge et se modernise. Mais ces exemples sont loin des poncifs accrocheurs et « pseudo geek » resservies à longueur d'année. En qualité de citoyen et usager d'une Cité, si j'ai à participer à des décisions, j'aurai envie que nos élus emploient le numérique en priorité sur des sujets comme l'efficience énergétique des bâtiments, l'optimisation des collectes et ramassages en tous genres, l'inclusion et l'aide des populations âgées et rurales, la mise en place de circuits courts dans les lieux de restauration de la communauté (écoles, universités, centres d'accueils). En bref que nos élus emploient le numérique et l'argent public à l'optimisation des ressources, la satisfaction des objectifs de la COP 21 et la réduction des inégalités.
Le mouvement « Smart City » a ouvert positivement un espace de réflexion et de réalisations d'avancées considérables dans la maitrise de nos espaces urbains qui représentent un enjeu majeur pour notre futur. Citoyenneté, environnement, résilience, équité, ne sont que quelques-uns des objectifs d'une évolution importante de l'humanité au cours du XXIème siècle. Toutefois nous ne pouvons raisonnablement pas accepter de faire ces évolutions n'importe comment sous la simple pression d'un dictat techno-centrique qui veut placer du numérique partout et pour tout. Je suis convaincu, œuvrant dans le cadre d'un cluster du numérique qui soutient la French Tech, que nous devons désormais refuser le French Bashing continu. La France n'est ni en avance ni en retard dans le monde et le laisser croire est mensonger. Il est en effet toujours possible de citer nombres d'initiatives qui se déroulent ailleurs dans le monde mais comparaison n'est pas raison.
Lorsque la Chine ou les Émirats Arabes Unis construisent une ville, ces pays ont le loisir, la liberté et la chance de pouvoir la doter de tout ce qui se fait de moderne techniquement. Ces lieux de vie sont-ils des réussites pour autant ? Lorsque des pays du Sud se dotent de processus nouveaux là où il n'existait rien auparavant, ils ont toute la latitude pour les concevoir de manière « up-to-date » et au fait de la technologie du moment. La vie des citoyens s'en trouve t'elle améliorée pour autant ? L'Europe et la France en particulier, ne disposent pas de ces marges de manœuvre. Bien au contraire nous avons à mener collectivement ce qui se fait de plus difficile en matière de procédé de mutation : la transformation par l'intérieur, par déconstruction-reconstruction tout en veillant à préserver le fonctionnement opérationnel de nos systèmes de vie dans le collectif si possible égalitaires de la Cité. Vaste et extrêmement ambitieux chantier qui convoque l'intelligence et le véritable travail participatif de chacun.