La sortie de l’ouvrage nous donne l’occasion de revenir sur la manière dont est abordée la notion de guerre économique. En 2010, Jean-Marc Huissoud et Frédéric Munier avaient codirigé la sortie d’un rapport sur la guerre économique qui fut une première tentative d’établir un état des lieux sur le sujet.
Pascal Gauchon compléta ce panorama par un numéro hors série de la revue Conflits sur la guerre économique, dans le but de sensibiliser les professeurs de classe préparatoire. Le monde universitaire n’est pas resté inactif comme le démontre Eric Bosserelle du Laboratoire OMI de l’Université de Reims en s’interrogeant sur la portée de la guerre économique dans le monde contemporain. Il existe aujourd’hui en France une véritable dynamique de réflexion. Les centres de production de connaissances se diversifient grâce aux travaux du CF2R animé par Eric Dénécé, en particulier sur l’affaire Alstom, les écrits d’Hervé Juvin d’Eurogroup sur l’utilisation offensive du principe d’extraterritorialité du Droit, la réflexion et les nombreux ouvrages d’Eric Delbecque sur l’intelligence et la sécurité économique, ainsi que la dynamique éditoriale impulsée par Nicolas Moinet à partir de l’IAE de Poitiers. La visibilité médiatique de cette production de connaissances s’inscrit dans le temps par des initiatives médiatiques durables. Ali Laïdi anime depuis de nombreuses une émission sur France 24 qui traite régulièrement des rapports de force économique. L’Ecole de Guerre Economique poursuit depuis une vingtaine d’années sa politique de diffusion d’informations et de rapports sur les sujets de guerre économique, notamment par le biais des sites infoguerre et knowckers.org.
Un ancrage enfoui dans l’histoire de l’humanité
Comme le rappelle Ali Laïdi, la guerre économique est restée longtemps un sujet tabou. Il n’existe pas de discours académique « unitaire » sur le sujet. Des historiens tels que Jean Favier dans sa biographie de Louis XI, ont fait référence dans leurs écrits à la guerre économique sans pour autant chercher à lui donner une définition théorique ou à engager le moindre débat sur la nécessité de le faire. Des auteurs célèbres ont fourni un éclairage sur les racines conflictuelles de certaines croyances. A titre d’exemple, Karl Marx et Friedrich Engels se sont interrogés sur le lien entre les conditions de vie des peuples du désert et l’émergence de l’islam :
« Les soulèvements du monde mahométan, notamment en Afrique, forment un singulier contraste. Avec cela l’Islam est une religion faite à la mesure des Orientaux plus précisément des Arabes, c’est-à-dire, d’une part, de citadins pratiquant le commerce et l’industrie ; d’autre part, des Bédouins nomades. Mais il y a là le germe d’une collision périodique. Les citadins, devenus opulents et fastueux, se relâchent dans l’observance de la « Loi ». Les Bédouins pauvres et, à cause de leur pauvreté, de mœurs sévères, regardent avec envie et convoitise ces richesses et ces jouissances. Ils s’unissent sous la direction d’un prophète, un Madhi, pour châtier les infidèles, pour rétablir la loi cérémoniale et la vraie croyance, et pour s’approprier comme récompense les trésors des infidèles. »
L’acquisition du bien d’autrui par la violence, en particulier dans le processus de construction de la Russie, est un marqueur parmi d’autres des conflits à vocation économique. Pendant des siècles, les nomades venus d’Asie et à la recherche de subsistances se sont opposés aux sédentaires installés dans les cités qui les produisaient entre la Baltique et la Mer noire. L’accumulation de ce type de démonstration est une démarche pédagogique récente. Le grand apport d’Ali Laïdi est d’avoir reconstitué le cheminement historique des différentes étapes de progression de la guerre économique dans l’histoire des civilisations humaines. Il met en perspective l’intérêt de la guerre économique en tant que concept. La prise en compte de ce concept n’a pas été simple. Les personnes les plus concernées auraient dû être en premier lieu les représentants académiques du monde anglo-saxon, connus pour être très prolixes sur la réflexion touchant à l’économie. L’école de pensée du management stratégique évita de s’aventurer dans ce champ de recherche. Il en fut de même pour les créateurs des concepts de Business et Compétitive Intelligence. L’un des pionniers cautionnés par les Américains dans le domaine de l’intelligence sociale, le professeur Stevan Dedijer, s’est opposé même opposé aux recherches allant dans ce sens. Toute référence aux rapports de force économiques révélant des stratégies de puissance était perçue comme une pensée négative et contraire aux principes de l’économie libérale. Il n’est pas inutile de souligner que des pays comme la Grande Bretagne et les Etats-Unis n’avaient aucun intérêt à rendre public leurs pratiques de guerre économique. De facto, la pensée était verrouillée par cet interdit tacite qui a affecté la production de connaissances du monde académique de l’autre côté de l’Atlantique. Pour ne pas déplaire à leurs pairs d’outre Atlantique, les instituts d’études politiques et les écoles de commerce de l’hexagone ne cherchèrent pas à développer une pensée structurée sur le sujet.
La vision réductrice des grilles de lecture traditionnelles
Historiquement, la réflexion sur la guerre économique est marquée par des séquences précises dans l’organisation des échanges :
-la période du mercantilisme (XVIe/XVIIIe),
-le débat sur l’ouverture des marchés après l’Europe napoléonienne,
-la remise en cause des protectionnismes nationaux sous la pression de l’Angleterre victorienne,
-les contradictions entre l’essor du marché et la construction de la puissance des nations au cours de la première moitié du XXe siècle,
-l’échec de la remise en cause des affrontements économiques par la mondialisation des échanges.
Au cours de chacune de ces séquences, ce n’est pas la question de la guerre économique qui est formalisée en tant que telle mais plutôt des divergences d’intérêts sur l’organisation du commerce entre les pays. Les débats d’idées qui ont dominé les XIXe et XXe siècles ont enfermé le débat sur la guerre économique dans des considérations purement idéologiques. En abordant la question de l’impérialisme, Lénine consolide la grille de lecture marxiste en dénonçant l’impérialisme comme matrice des rivalités économiques au niveau international :
« Si l'on devait définir l'impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu'il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l'essentiel, car, d'une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d'industriels; et, d'autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s'étendant sans obstacle aux régions que ne s'est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d'un globe entièrement partagé. »
En opposition à cette grille de lecture idéologique, les réflexions générées en Europe avant la première guerre mondiale ont mis en exergue un mode de pensée libéral qui a rendu quasiment illisible la réalité des affrontements économiques entre puissances. L’opposition entre les blocs de l’est et de l’Ouest n’a pas fondamentalement changé la donne. Tout au long de l’histoire du XXe siècle, les rivalités entre puissances ont été essentiellement analysées sous l’angle de la géopolitique et des relations internationales. La multitude de publications générées par la guerre froide n’a pas apparaître de discours spécifique sur les rapports de force économique. En revanche, la question des matières premières et de l’énergie a rendu de plus lisible les aspects économiques sous-jacents aux conflits politiques et militaires. L’évidence de ce constat n’a pas mis fin au mode de traitement des rapports de force économiques. Les medias et les milieux politiques les citent de manière épisodique sans pour autant leur donner la dimension qu’ils méritent.
Le concept de guerre économique légitimé par les confrontations multipolaires
Le début du XXIe siècle est marqué par l’émergence d’un monde multipolaire au sein duquel les rapports de force économiques prennent une place de plus en plus structurante dans les relations entre les Etats. Si le poids du pétrole dans les relations internationales reste encore prédominant, d’autres enjeux majeurs sont appelés à prendre une importance croissante. Le premier d’entre eux est le monde immatériel. Les stratégies de conquête sont tous azimuts aussi bien en termes de politique d’accroissement de puissance que de durcissement des pratiques concurrentielles légales et illégales. Le consensus qui semblait prévaloir depuis un demi-siècle au niveau des échanges internationaux est en train de se déliter sous la pression des intérêts contradictoires. La Chine ne veut pas se plier à la mainmise américaine sur Internet. L’Union Européenne est obligée de réagir devant les pratiques fiscales des grandes multinationales de l’économie numérique. Les stratégies des champions nationaux asiatiques remettent en cause les visions libérales du monde occidental. Au croisement de ces lignes de force se situe l’application du concept de guerre économique.