La France se noie sous les statistiques

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Par Jacques Bichot Publié le 2 septembre 2016 à 5h00
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@shutter - © Economie Matin
22,9 milliards ?Le manque à gagner pour l'Etat du travail au noir serait de 22,9 milliards d'euros chaque année.

Nous croulons sous les chiffres… et surtout sous les chiffres faux ou peu adaptés.

La divinisation du numérique à laquelle se livrent certains de nos contemporains trouve sa limite quand les nombres devraient refléter des activités économiques : dans bien des cas, les chiffres sont « à côté de la plaque » et ne font qu’abuser ceux qui les prennent trop au sérieux. Quelques exemples illustreront, mieux qu’un long discours, ce propos désabusé.

Le fantastique PIB de l’Irlande

Un article de JP Robin dans le Figaro du 30 août attire très utilement l’attention sur le bond en avant que vient de faire le PIB de ce petit pays : + 26,3 % en 2015 ! Que s’est-il passé ? Le nombre d’emplois aurait-il augmenté du quart ? La productivité aurait-elle fait un bond en avant fantastique ? Non ; l’explication tient à la localisation en Irlande de sièges sociaux de gigantesques multinationales. Il suffit en effet que la facturation soit effectuée par un tel siège, même si les produits ou services sont fabriqués ailleurs, pour que le chiffre d’affaires réalisé soit considéré comme irlandais.

La comptabilité nationale devient une fiction. Les apparences juridiques voilent la réalité économique. Le droit devient une usine de faux-semblants. Et les boussoles économiques se détraquent. Car toutes les différences d’avec la réalité ne sont pas aussi visibles que celle-là : si la variation du PIB est faussée d’un demi-point à cause de phénomènes du même genre, mais moins massifs, on ne s’en aperçoit pas, ou on met longtemps à s’en apercevoir, et des décisions sont prises sur la base d’informations erronées.

La fraude aux prélèvements sociaux

En 2007, un rapport du CPO (Conseil des prélèvements obligatoires) a constitué un véritable pavé dans la mare : le travail dissimulé (autrement dit « au noir ») faisait enfin l’objet d’une évaluation sérieuse, aboutissant à une fourchette de 6,2 Md€ à 12,4 Md€ pour les montants de cotisations sociales et autres CSG ou CRDS manquant de ce fait aux organismes sociaux. Très honnêtement, les auteurs avaient non seulement utilisé une fourchette allant du simple au double, mais de plus ils avaient averti qu’il ne s’agissait hélas que d’une « première estimation, qui ne demande qu’à être affinée et même contestée par des travaux ultérieurs d’ampleur plus importante ».

Ces travaux ont de fait été effectués. La Cour des comptes a mobilisé l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale et quelques autres organismes, ce qui lui a permis de fournir (dans son rapport sécurité sociale de septembre 2014) une nouvelle fourchette pour les conséquences du travail dissimulé : 18,5 Md€ à 22,9 Md€ de manque à percevoir. Voilà du bon travail, réjouissons-nous, mais remarquons quand même le temps qu’il a fallu pour arriver à ce résultat, car le travail au noir ne date pas d’hier ! Pensons aux décennies durant lesquelles des décisions ont été prises sans la moindre estimation fiable de ce phénomène important.

Les statistiques démographiques

En 2010, la démographe Michèle Tribalat, excédée par « l’insuffisance de l’appareil statistique français pour étudier l’immigration et les populations d’origine étrangère et le manque d’appétence pour la connaissance », écrivit le livre ayant pour titre Les yeux grands fermés, et pour sous-titre L’immigration en France, dont provient notre citation. Elle n’a pas été entendue. Trois ans plus tard, elle revint à la charge, avec un livre dont le premier chapitre s’intitule « Flux migratoires, une connaissance incertaine ». Mais l’immigration est sans doute un phénomène sans importance, puisque les entrées massives de ces dernières années ne donnent pas même pas lieu aux enregistrements anthropométriques qui permettraient de savoir à peu près où nous en sommes…

Les chiffres de la délinquance

Les policiers et gendarmes qui traitent des cas pouvant aboutir à déférer des suspects à un tribunal pénal enregistrent ces cas, sous l’appellation « faits constatés », dans les différents index (il y en a une centaine) d’un certain « état 4001 ». Pendant 3 ans, l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP) a pesté parce que la gendarmerie (en 2012), puis la police (en 2013-2014), ont modifié leur mode de saisie, ce qui a provoqué une « rupture de continuité statistique » rendant les données collectées durant ces 3 années peu comparables entre elles et aux données antérieurs. Nos administrations, qui ne jurent que par le numérique, rencontrent souvent des difficultés quand il s’agit de le mettre en œuvre !

De plus, l’échelon politique a parfois agi de façon à truquer le thermomètre : dans sa revue Repères d’avril 2015 l’ONDRP cite le passage suivant d’un rapport (daté juillet 2013) de la Mission d’inspection sur l’enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieures : « Tous les interlocuteurs rencontrés par la mission lui ont signalé que les objectifs quantitatifs de baisse de la délinquance fixés aux services de police et de gendarmerie dans les dernières années avaient dénaturé l’enregistrement des plaintes dans les services. »

Et quand elles disposent de l’information statistique, les dites administrations ne la fournissent pas toujours. Par exemple l’ONDRP, pour le compte de laquelle l’INSEE effectue chaque année une enquête de victimation de grande envergure, en rend compte en occultant certaines données : les violences entre « conjoints » sont présentées au lecteur sans distinguer selon que le dit « conjoint » est en fait l’époux de la victime, ou son partenaire pacsé, ou son concubin, ou son petit-ami ayant son propre domicile, ou son « ex » – ceci alors même que le questionnaire fournit ce renseignement.

Les bons chiffres font les bonnes politiques

Pour bien gouverner le pays, il ne suffit certes pas d’avoir des statistiques pertinentes et fiables – mais ça aide ! Nos hommes politiques sont trop souvent amenés à prendre des décisions au doigt mouillé alors que la connaissance des faits leur permettrait d’éviter des erreurs, ou de trouver de meilleures solutions. Les faiblesses de l’appareil statistique français ne sont pas déplorables seulement pour les chercheurs ; elles handicapent ceux de nos gouvernants qui auraient les compétences requises pour redresser le pays.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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