Certes, ces influences croisées peuvent renforcer celles du partenaire le plus fort, mais en même temps, disent les ONG, elles obligent les financiers à passer par quelques fourches caudines, donc in fine, parfois « tel est pris qui croyait prendre »… Ces subtils calculs n’ont cependant pas dû convaincre les députés européens et tous ceux qui déplorent la toute-puissance du lobby bancaire et l’absence de lobby adverse. C’est ainsi que certains d’entre eux ont contribué à la création de Finance Watch qui entend exercer sur la réglementation de la finance une influence autre que celle du lobby bancaire et que grâce au Web (et à quelques soutiens financiers) cette association commence à jouer un (petit) rôle de contre-pouvoir.
Curieusement, les influences sur la finance semblent aujourd’hui mieux acceptées quand elles sont d’origine privée plutôt que publique. La montée en puissance des acteurs privés dans le monde, certains devenant plus importants que des États, s’est accompagnée de la privatisation des influences vue plus haut, mais aussi, plus fondamentalement, d’une confiance plus grande dans les experts privés que dans les publics. Le rôle incroyablement important des agences de notation privées dans la définition des politiques publiques, et donc de l’intérêt général, en est une illustration.
Elles sont composées de personnes de même origine culturelle – la nationalité n’est pas importante, ce qui l’est, c’est l’approche intellectuelle, unifiée sous la houlette de l’approche des écoles américaines. La consanguinité intellectuelle tant reprochée aux élites françaises ne semble en l’occurrence poser de problème à personne. La confiance dans l’expertise de ces agences est telle que des États et organisations publiques comme la Commission européenne utilisent les notations de ces agences dans leurs documents officiels comme critères ou seuils. On est là totalement sous influence, en l’occurrence celle sans contre-pouvoir des acteurs privés sur l’intérêt général, celle de ce que l’on appelle « les marchés » au sens le plus large d’une approche et non pas du lobbying de quelques groupes.
Ces influences vont bien au-delà du lobby bancaire. Elles sont d’autant plus fortes qu’elles ont été intériorisées. Car l’influence en finance s’exerce aussi sur les jeunes cerveaux via l’enseignement, la formation, les labels. Certains certificats et certaines écoles sont des sésames pour trouver des jobs en finance. Ils sont tous d’origine américaine et colonisés par des sympathisants de l’approche « des marchés », avec depuis peu, il faut le dire, des tenants passant pour ultramodernes, voire révolutionnaires, de la responsabilité financière et de la recherche du public good, y compris en finance. Néanmoins se maintient une « doxa » majoritaire chez les financiers. Un des axes forts les plus apparents et les plus sujets à caution de cette approche réside dans la « folie de l’évaluation », et de l’évaluation quantitative. On assiste à un déchaînement de critères d’évaluation mathématiques, de projections, de modèles, de plus en plus sophistiqués, de moins en moins compréhensibles, qui sont censés permettre de juger de la capacité d’une entreprise ou d’un pays à se développer ou à passer une crise. D’une manière générale, d’ailleurs, n’a de valeur – dans cette approche – que ce qui peut être quantifié. Peu importe la manière de quantifier, mais il faut du chiffre (à tous les sens du terme). Ce type d’approche est totalement réducteur, dangereux et il est une des causes des crises que nous connaissons, à commencer par celle de l’euro.
Quand les agences de notation jugent un pays, il paraît assez stupide de ne prendre en compte que les valeurs économiques chiffrées. L’histoire montre que la capacité de résilience d’un pays (mot actuel qui décrit une réalité de toujours, la capacité d’un peuple à surmonter les crises) est au moins aussi importante que ses indicateurs économiques et peut changer les anticipations du tout au tout, et qu’elle ressort d’éléments non quantitatifs, mais d’ordre historique, sociologique et psychologique. On ne peut du coup que regretter que tant de brillants cerveaux soient stérilisés dans du quantitatif exclusif.
Il est un domaine où la finance et l’influence ont des liens vraiment scabreux, c’est celui de la prophétie autoréalisatrice, qui fait fureur dans le domaine financier plus qu’ailleurs. Les marchés ressemblent à une grande nerveuse sur laquelle la moindre remarque un peu froide provoque des pâmoisons (l’auteure est désolée du caractère machiste de cette comparaison, mais au moins elle sera comprise par un public de financiers plutôt masculin…). Alors certains tacticiens – de préférence dirigeants d’organisations internationales ou d’instituts réputés sérieux – sont-ils coutumiers de petites phrases : sur la nécessité de renforcer les bilans des banques, sur un chiffre peut-être moins élevé de croissance, sur la possibilité d’une éventualité d’un risque de baisse de notation... et l’effet est garanti.
La prophétie se réalise quasi en même temps qu’elle s’énonce. Cela marche à tous les coups. On peut toutefois s’étonner du manque de discernement du public visé, responsables (y en a-t-il ?) divers opérant sur les marchés et/ou de leur caractère grégaire tant de fois souligné et plus que jamais présent. À moins que – hypothèse diabolique et bien sûr à écarter – les petites phrases ne soient que l’accompagnement médiatique qui donnera une explication à des mouvements déjà décidés…
Enfin, à côté de la finance sous influence, il y a l’influence de la finance, ou plutôt de quelques-uns de ses acteurs qui en ont préempté la représentation, les autres subissant passivement… leur influence. Ils (quelques grands fonds, grands économistes et dirigeants d’organisations internationales publiques et privées, une partie de ceux que David Rothkopf appelle « la caste ») ont fait en sorte que tous, nous intégrions le fonctionnement actuel des marchés comme le fonctionnement normal de la finance.« Les marchés, en fait, c’est nous ! […] Si complot il y a, c’est d’abord sur les cerveaux et les idées de tous qu’il porte. Ce qui n’exclut pas des actions organisées spécifiques ponctuelles, par exemple contre l’Union européenne. Ce qui était le ressort du progrès économique, à savoir la recherche de richesse par l’entrepreneuriat, l’investissement, la production, n’a gardé de cet état d’esprit que le tout premier point, transformé en cupidité assumée, et surtout au moindre effort de production. Car la production, c’est tout de même en partie du travail, donc des salaires, donc des coûts […]. Les marchés, c’est l’ensemble des dirigeants du monde occidental qui ont accepté de renoncer à leur légitimité politique pour épouser une logique uniquement financière ». Un travail de recherche approfondie et croisée reste à mener sur la finance par des historiens, sociologues et psychologues. Puis, bien entendu, doivent intervenir rapidement des régulations souples émanant d’auteurs légitimes et prenant en compte l’intérêt général. Il faut pour cela que quelques hommes et femmes politiques européens résistent à un grand nombre de puissantes influences. Mais le jeu en vaut sûrement la chandelle, la finance mérite en effet beaucoup mieux que sa caricature actuelle présentée par « les marchés ».
Extrait du livre "Grandeur et misère de la finance moderne" co-écrit par les auteurs
du Cercle Turgot et publié aux Editions Eyrolles. Voir sur Amazon
Ancienne élève de l’ENA (1980), diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et de droit des affaires (Paris-II). Possède une double expérience publique et privée marquée par l’international. Se par- tage aujourd’hui entre plusieurs activités : conseil international (information, antici- pation, advocacy), via son cabinet IrisAction créé fin 2003 ; professeure et directrice du Centre Global Intelligence & Influence de SKEMA Business School ; auteure de nom- breux articles et ouvrages, conférencière. A publié en juin 2012 un essai La France : un pays sous influences ? (Vuibert), consacré à l’impact des influences internationales sur les États et acteurs économiques. Est égale- ment administrateur indépendant d’entre- prise. Son essai Nous et le reste du monde – Les vrais Atouts de la France dans la mondialisa- tion (Éditions Saint-Simon, octobre 2007) a obtenu une mention d’honneur du prix Tur- got 2008 d’économie. En 2006, a publié La Gouvernance mondiale a commencé, acteurs, enjeux, influences (Ellipses). Conseillère du commerce extérieur de la France, ancien membre du Haut Conseil pour la coopération internationale auprès du Premier ministre français, est membre de nombreux cercles et instituts publics et pri- vés, français et internationaux.