Jihad: La Grande Mosquée (Chapitre 6)

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 9 août 2016 à 11h31
Jihad Mosquee Chapitre 6 Verhaeghe
@pixabay - © Economie Matin
2 368Le ministère de l'intérieur dénombre, en 2014, 2 368 lieux de cultes musulmans.

Mon cas doit être beaucoup plus inquiétant et corsé que je ne pouvais le craindre jusqu’ici. J’ai en effet à peine eu le temps de traverser la Seine, de rejoindre la gare d’Austerlitz et de contempler les squelettes de dinosaures et de mammouths dans les annexes du muséum d’histoire naturelle, qu’un certain Sajoux m’appelle d’une voix éteinte. Il se recommande de Karvan, me dit qu’il n’a pas le temps de me parler immédiatement, mais que nous devons déjeuner ensemble, de préférence dans un endroit assez discret. Il m’indique l’adresse d’un restaurant proche du Pont-Marie, à l’entrée du Marais. Pour que les Frères de la Grande Loge s’occupent aussi vite de l’un des leurs, l’incendie doit couver.

Il est à peine dix heures trente et je dispose de deux bonnes heures devant moi pour rejoindre ce mystérieux rendez-vous. Et soudain je m’aperçois que je suis seul au milieu du jardin des Plantes, sous un doux soleil de printemps qui enchante les couleurs, comme pétrifié par un sentiment de sidération face à tout ce qui vient de m’arriver.

À quelques mètres de la statue que je suis devenu, je vois ce que j’ai toujours pris pour un vieux pommier du Japon, fendu en son milieu, et qui a grandi en formant comme une cloche de branches, de feuilles et, en cette saison, de merveilleuses fleurs roses comme un linceul surnaturel. Lorsque Claire et moi vivions ensemble, nous habitions à un jet de pierre de cet endroit, rue Linné, et Siegfried adorait venir jouer sous cet arbre qu’il appelait « l’arbre-maison ». Par une ironie amère, je m’aperçois aujourd’hui que l’idéal de sa vie s’abritait sous un arbre quasi-mort, trop faible pour se dresser, à peine capable de s’étendre dans une profusion de fleurs sublimes, tout au long du sol.

C’était l’un de ses vieux rêves de quitter la société des hommes et de se confondre avec la nature. Je ne sais plus de sa mère ou de moi qui lui avait donné cette espérance rousseauiste un peu naïve de retrouver en lui-même le premier souffle de l’humanité, les premiers gestes qui firent notre espèce avant qu’elle ne devint une excroissance extravagante dans le destin de la vie.

Peut-être ni l’un ni l’autre ne lui avions donné ce goût, peut-être cette inclination lui était-elle venue spontanément. Claire comme moi sommes des parangons de la civilisation, et je dirais même des exemples parfaits de ce que l’Occident a mis plusieurs siècles à fabriquer. Nous lisions le latin et le grec, déclamions Baudelaire, pouvions citer Platon, Descartes, Kant, nous avions appris par coeur le catéchisme républicain de l’honnête homme, du parfait citoyen, nous connaissions toutes les doctrines officielles du regret, de l’excuse sur l’esclavage, le christianisme, la Shoah, l’affaire Dreyfus, Vichy, les guerres de religion, la Révolution Française, Robespierre, la Commune, la guerre d’Algérie. Rien de ce qui était républicain et français ne nous était étranger. Et de Rousseau, nous préférions infiniment la Profession de Foi du Vicaire savoyard aux doctrines éducatives.

Assez tôt, le soupçon s’était installé d’ailleurs sur l’efficacité possible de ce corpus doctrinal dès lors qu’il s’agissait d’éduquer un enfant. Siegfried avait très tôt (cinq ou six ans me semble-t-il) contracté une manie qui m’intriguait. Lorsque nous venions au Jardin des Plantes, ou lorsque nous allions jouer aux Arènes, un peu plus haut, il prenait plaisir à parcourir au pas de course de très longues distances, puis à parsemer son chemin de séries interminables d’abdominaux, qui sonnaient comme autant de résistance à la formation humaniste que nous lui inculquions. Voir ce petit bonhomme se jeter subitement par terre à la manière d’un paracommando, puis dresser son torse sur ses bras et commencer à aller vers le sol de tout son long, puis à remettre les bras en extension, de façon quasi-naturelle, au milieu d’une foule d’autres enfants occupés à jouer de façon innocente, était un spectacle stupéfiant. Où avait-il pu apprendre ces gestes déterminés? Pas à la maison en tout cas.

En quittant le Jardin des Plantes, je me retrouve face à la Grande Mosquée, que je n’ai jamais visitée. C’est peut-être l’occasion. Jusqu’ici, je n’ai jamais éprouvé d’intérêt pour l’Islam. L’idée que mon fils se soit converti ne m’aurait, j’en suis sûr, jamais effleuré. À la réflexion, rien, vraiment rien, absolument rien, je le certifie, ne l’y prédestinait. Si des dieux avaient dû lui être transmis, il s’agirait plutôt des dieux du Walhalla, ou de quelques figures celtiques, certainement pas d’un prophète sémitique interprétant les paroles d’un Dieu solitaire perdu dans un désert du Moyen-Orient.

Pendant des années, nous sommes passés le long de la Mosquée sans jamais nous y arrêter, sans chercher à la visiter, et sans même la regarder. Sa signification nous était inconnue. Elle relevait d’un registre qui nous était étranger. Dans le meilleur cas, nous la rattachions à une manifestation post-coloniale, un peu burlesque, à un décor de carton-pâte construit pour témoigner du rayonnement impérial français, et pour satisfaire formellement des minorités dont nous n’avions plus que faire. Nous savions qu’elle contenait un salon de massage et un salon de thé dans une cour intérieure où l’on pouvait profiter d’un loukoum dans un cadre d’époque. Et pour le reste, elle n’était pas notre affaire.

Sur une pancarte, je lis que le monument fut achevé dans les années 20. Ceux qui en ordonnèrent la construction imaginaient-ils alors qu’ils avaient fait entrer un loup dans la bergerie, que cent ans plus tard, leur création deviendrait le symbole d’une conquête intérieure, d’une bombe à retardement dont le compte à rebours touchait maintenant à sa fin? Je me revois vingt ans plus tôt, Siegfried à la main, au pied de ces murs blancs qui nous dominent d’un fier silence aujourd’hui, lui tournant le dos sans même nous apercevoir que le minaret que nous ne remarquions pas deviendrait, au fil du temps, à la fois un point d’attraction et de répulsion pour ce que nous étions.

À l’époque, je portais un duffel coat bleu ciel, et Claire en avait acheté une réplique en petit pour Siegfried, de telle sorte que, lorsque nous nous promenions l’un et l’autre dans les rues, à l’heure où Claire dormait encore pour se remettre d’une représentation terminée trop tard, les passants nous regardaient attendris, comme un tableau du Moyen-Âge où l’enfant est représenté comme une réduction proportionnelle de l’adulte. J’ai encore les yeux éblouis d’une superbe touriste italienne qui avait cherché à nous prendre subrepticement en photo dans ce touchant équipage. Je m’étais aperçu de sa manoeuvre et je m’étais retourné en lui adressant un large sourire. Elle était magnifique. Nous avions discuté quelques instants, et son regard m’offrait comme une première promesse de bonheur. Puis nos chemins s’étaient séparés, mais le souvenir frais, puissant, de ce moment heureux m’est toujours resté comme l’un des possibles que j’eusse pu réaliser dans ma vie, si elle avait été plus longue et encore plus protéiforme qu’elle ne le fut.

Un jour peut-être reconstituerai-je l’histoire de ma vie qui sera l’histoire de bonheurs successifs, petits ou grands, plus souvent petits que grands, cueillis au coin d’une rue ou au détour d’une place. Siegfried y tiendra une place tout à fait particulière, car il m’a offert, à son insu peut-être, les plus belles années de ma vie, et les souvenirs les plus joyeux qui emplissent mon âme. Au fond, je n’ai jamais été capable de lui dire cette chose simple, et peut-être ne l’ai-je pas dite avec suffisamment de conviction pour le distraire des griffes félines dans lesquelles il est tombé.

À l’intérieur de la mosquée, il règne une paix contrariante. Nos rues sont à feu et à sang, nos enfants sont en guerre, et le temple de l’Islam à Paris écoule des jours insouciants, hors du temps. Est-ce son sentiment de victoire qui lui donne une telle sérénité? Cent ans après…

Je me commande une tasse de thé à la menthe en regardant autour de moi, assis dans un fauteuil confortable, sous cette lumière de printemps qui irradie la cour intérieure bercée par un silence irréel. Derrière moi, un vieil Arabe, l’un de ces vieux Marocains qu’on voyait sur les photos des années coloniales, avec sa djellaba et son petit kufi sur la tête (il ne lui manquait que le bâton noueux du berger entre les mains pour faire illusion), est assis en silence, et me roucoule une phrase étrange:

– Tu cherches ton chemin, le Kouffar? Tu es perdu?

Je laisse la phrase résonner en moi comme les Grecs devaient, il y a trois mille ans, laisser les vers de l’Iliade chantés par les aèdes venir jusqu’à leur coeur, les yeux fermés et l’esprit concentré.

– Pourquoi me demandes-tu cela? fais-je calmement en me tournant à moitié vers lui, mais sans me donner la peine de le regarder directement.

Je le sens dodeliner en m’observant.

– Parce que tu as l’air perdu. Comme beaucoup de Kouffars en ce moment. Vous êtes beaucoup, qui venez ici, perdus, comme si vous ne saviez plus d’où vous veniez, où vous allez.

Un moineau est venu se poser sur la chaise face à la mienne, à la recherche d’une miette de pain.

– Tu as raison le vieux, je suis perdu. Je cherche mon fils. Je sens qu’il lève une main, de dépit, derrière moi.

– Tu n’es pas le seul à chercher ton fils. Beaucoup de Kouffars sont comme toi. Vous les avez perdus et vous ne savez pas pourquoi. Vous n’avez pas compris.

Le serveur pose un petit verre ciselé sur ma table et y verse de façon spectaculaire son thé à la menthe. Puis il pose la théière en cuivre brassé sur la table. Il me demande de payer. Je sors péniblement quelques pièces de mon pantalon.

Vous, les Kouffars, vous perdez vos enfants, parce que vous leur offrez des doutes et ils veulent des certitudes. Vous leur donnez de l’argent et ils veulent de l’amour. Vous leur donnez du travail et ils veulent de la paix. Vous leur promettez l’aventure et ils veulent du sens. Ils aiment l’Islam parce qu’ils y trouvent ce qu’ils sont au fond d’eux-mêmes. Vous les contrariez toujours, au lieu de les révéler.

Sa voix chante avec harmonie.

L’Islam est une religion de la paix mon ami, achève-t-il. De la paix avec soi-même. Le Musulman n’a pas de doute, pas de crainte, pas de désespoir.

Puis il se tait. Il dégage une sorte de certitude troublante qui en dit long sur ma décomposition psychique. En étant un peu sincère, je puis reconnaître que les événements de ces derniers jours m’ont ruiné et désorienté. Je ne sais plus très bien où je suis, c’est vrai, et je veux bien imaginer que si Siegfried a connu un tel tourment, les promesses faciles de l’Islam l’ont convaincu de vivre une autre vie.

Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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