L’INTERROGATOIRE EST LE PREMIER CHAPITRE DE MON ROMAN ESTIVAL: JIHAD.
L’inspecteur est installé dans un petit bureau morose, dénudé, qui donne sur un couloir sombre. Il est plutôt avenant et sympathique, avec une voix calme et un regard bienveillant. Quand je suis arrivé dans son bureau, escorté par un gendarme, il s’est levé, m’a fait un sourire et m’a serré la main en me demandant de m’asseoir. Par la fenêtre en aluminium, je vois une cour intérieure sans âme.
– Savez-vous pour quoi vous êtes là? me demande-t-il avec une légère hésitation.
Non, je l’ignore. Je ne suis pas inquiet comme je craignais de l’être, comme beaucoup l’eussent été ou le seraient à ma place. Mais j’ignore pour quelle raison les services de contre-espionnage me convoquent avec ces airs mystérieux.
– Vous êtes sûr? vous ne savez vraiment pas?
Sa voix est plaisante à écouter. Elle a une forme de douceur, d’empathie, et elle engage, avec une autorité discrète, à répondre. Je me surprends à réfléchir à sa question, à chercher une réponse plausible. Je fouille dans ma vie, ma mémoire, mon passé, mes secrets.
– J’ai écrit quelque chose qu’il ne fallait pas peut-être? J’ai trop critiqué le gouvernement? dis-je enfin, après une longue hésitation.
Ma réponse n’a pas l’air de le convaincre, ni de l’intéresser, son visage se ferme un peu, il prend un air vague. Je l’observe. Peut-être va-t-il sortir des photographies en plongeant sa main dans l’un des tiroirs de son bureau, puis me les mettre sous les yeux. Ce pourraient être des photographies prises en cachette, de nature à me compromettre ou à me faire chanter. Il ne dirait pas un mot pendant ce temps, comme dans les films d’espionnage où l’acteur principal mène une vie normale jusqu’à ce que des agents le débusquent et le menacent avec des preuves sur ses infidélités, ses truanderies ou ses mensonges.
Je garde le silence et il n’ouvre toujours pas son tiroir pour en extraire une enveloppe en papier Kraft contenant les fameuses photographies. Il plane comme une sorte d’ennui entre nous, d’envie de ne pas être là, à se poser des questions énigmatiques.
– Et si vous me parliez du Jihad? finit-il par me demander.
Quoi le Jihad? Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre du Jihad? Mais pourquoi ce gars me fait-il venir dès potron-minet à l’autre bout de Paris pour m’interroger sur le Jihad? Je le dévisage, incrédule. Il m’observe et se demande si je joue la comédie ou si mon étonnement est sincère.
– Vous savez ce qu’est le Jihad?
Il insiste avec sa voix ronde, dont il émane une effluve de chaleur, et son regard délavé, un peu triste, mais qui n’est pas hostile. Me soupçonnerait-il, par hasard, d’être Musulman, de participer à la guerre sainte, de préparer des attentats? Mais ses yeux me fixent maintenant, et je comprends que je ne dois pas me dérober à la question: elle est posée avec sérieux, pour des raisons de contre-espionnage, de sécurité nationale sans doute. On n’est pas convoqué à la Piscine pour rien.
Je me demande quelle attitude tenir. Je n’imaginais pas qu’un interrogatoire mené par les services secrets pût susciter autant de tension intérieure. Celle-ci n’est provoquée ni par la brutalité des méthodes, ni par la violence des mots. C’est simplement la peur de l’institution, de l’Etat, de la police et de son pouvoir secret, qui glace le sang.
– C’est la guerre sainte des Musulmans. Pourquoi me posez-vous cette question?
Il affecte de ne pas me regarder et de perdre son visage dans le spectacle désolant de la petite cour intérieure nichée sous ses fenêtres.
– Vous en pensez quoi? me demande-t-il.
Me soupçonne-t-il vraiment d’être Musulman? Non, mais c’est une blague. Certes, je ne suis pas un parfait catholique, loin de là… Mais ce qui m’a éloigné de l’Eglise me rebute tout autant et même plus dans l’Islam. Peut-être pourrais-je le lui dire.
– Du Jihad? Vous savez, je suis franc-maçon. Alors les religions, ça n’est pas mon truc.
Il griffonne un mot sur le petit carnet posé derrière l’écran de son ordinateur.
– Vous êtes franc-maçon depuis longtemps?
Son visage montre toujours la même douceur. Il est comme imperturbable, étranger à l’interrogatoire qu’il mène. Au fond, ce barbouze déteste peut-être se trouver là, il pense peut-être à sa femme et à ses enfants, à ses prochaines vacances, à sa maîtresse, qui sait? Peut-être pose-t-il ces questions par simple formalisme, pour occuper son temps ou pour respecter une procédure aveugle qu’il désapprouve en son for intérieur. Ou alors il s’est trompé de dossier, d’individu, d’affaire.
– Cela ne vous regarde pas.
Il sourit de façon pour ainsi dire allusive.
– Alors pourquoi m’en parlez-vous?
Je l’observe avec attention. Il ne plaisante pas, et il semble avoir tout son temps.
– Et si vous m’expliquiez ce que vous me voulez, Monsieur? Comprenez-moi, vous me convoquez, je me pose une demie-journée de congé pour venir vous voir, et nous perdons du temps à jouer au chat et à la souris. Que me veut-on? Que me voulez-vous? Si on me reproche quelque chose, j’exige un avocat, sinon je pars.
Il me laisse finir sans hâte, puis il me regarde avec toujours cette douceur qui en devient aussi désagréable qu’un médicament âcre et trop sucré.
– Mais on ne vous reproche rien. C’est juste un interrogatoire de routine, pour connaître vos liens avec les milieux islamistes. Mais je vois que vous n’en avez aucun. Tout va donc bien et…
Il ne finit pas sa phrase, fait mine de se perdre à nouveau dans la cour intérieure, et, sans me regarder, reprend le cours de sa pensée.
-… je voulais juste conclure cet entretien par des nouvelles de votre fils. Comment va votre fils? Que devient votre fils?
Je m’attendais à beaucoup de choses: mes connivences passées et vaguement présentes, certains jours, avec des groupuscules gauchistes, les tribunes que je publie quelques fois sous pseudonyme dans l’un de leurs journaux, mes accointances avec les milieux libertins, mon admiration pour des auteurs d’extrême-droite. Mais cette question-là me sèche et il s’en aperçoit.
– Vous vous souvenez que vous avez un fils? Il s’appelle Siegfried, Siegfried Müller, murmure-t-il avec un ton navré dont on ne sait si la désolation porte sur mon fils ou sur l’oubli que j’en ai.
– Bien sûr que je m’en souviens. Mais je n’ai plus de relations avec lui depuis au moins trois ans.
Soudain j’ai l’impression de n’avoir pas un espion face à moi, mais un explorateur polaire qui carotte un morceau de croûte glaciaire à la recherche de traces préhistoriques perdues. Il n’enquête pas sur moi, il ouvre les entrailles de la Terre et cherche à plusieurs kilomètres de profondeur des fragments oubliés, porteurs intacts de gaz, de sédiments, de preuves de ce que fut notre planète bien avant que les hommes n’y apparaissent. Il me demanderait ce que je pense des dinosaures qu’il ne me ferait pas d’autre effet.
– Vous lui avez pourtant téléphoné plusieurs fois ces dernières semaines.
– Oui, mais il n’a jamais répondu. Il ne répond jamais à mes appels. Il y a trois semaines, sa ligne était coupée et je n’ai pas son nouveau numéro. Je ne peux plus le joindre.
Je me surprends à être sur la défensive, à trouver des justifications. Ma diction s’accélère. Dans ses yeux, je vois une sorte de jouissance poindre: l’interrogatoire commence vraiment. Il décide de calmer le jeu et fait semblant de griffonner quelques mots sur son carnet, avec un air absorbé qui me renvoie à mon immense solitude sur cette chaise inconfortable, quelque part dans l’Est parisien, au bout du bout de la ville. Je ne suis plus rien d’autre qu’un ours blanc en sursis sur un minuscule îlot de banquise détaché de son iceberg.
– Et où se trouve votre fils maintenant? demande-t-il en plissant les yeux et en portant ses lunettes devant son nez, comme pénétré par une question profonde qui ne pouvait plus attendre.
– Mais je n’en sais fichtre rien moi. Je viens de vous le dire: il ne répond à aucun de mes appels.
L’homme me dévisage et se contente de faire « Hum! Hum! » comme un psychanalyste dans son fauteuil.
– Et sa mère… Claire de Villandry… la comédienne… vous avez bien des nouvelles par son intermédiaire.
Peu à peu, je comprends que les services ont, avant ma venue, fouillé ma vie, mon passé, mon intimité, mes messageries sans doute, mes factures de téléphone, mes comptes personnels sur les réseaux sociaux, mes dossiers professionnels. Ils n’ont probablement rien laissé passer, à la recherche de la moindre information de nature à me compromettre.
– Quoi sa mère?
Il est désormais maître du jeu, et il le sait.
– Elle a bien dû vous dire où il se trouvait. Elle vous a donné des nouvelles de lui.
Il faut que je vérifie leur degré d’information. Après tout, je me fais peut-être un film: ils ne savent rien, ils n’ont rien vérifié. Ils savent de moi ce que tout le monde peut en savoir.
– Je ne lui ai pas parlé depuis au moins cinq ans.
Il sourit d’un air un peu moqueur.
– Vous êtes sûr? Allons, allons, vous et moi savons que vous l’avez appelée il y a exactement trois semaines jour pour jour. Et le lendemain, vous avez versé cinq mille euros sur un compte en banque qui sert à votre fils.
Il est donc bien informé. Moi, simple petit banquier employé au service des liquidités, moi, bourgeois ordinaire et sans histoire, je suis face aux services secrets de mon pays, qui ont épluché ma vie à la façon d’un vieil oignon perdu au fond d’un placard et dont la pulpe ne fait même plus pleurer.
J’opine de la tête et j’attends.
– Alors pourquoi nous mentir? Vous risquez de perdre un temps précieux, et même très précieux, en ne disant pas la vérité.
Je fronce les sourcils.
– Et si nous revenions au Jihad? Dites-moi, cette fois sans mentir, ce que vous pensez du Jihad.
L’inspecteur a mis en route sa petite mécanique d’interrogatoire pour perdre la raison de ses interlocuteurs. Une sorte de spirale m’emporte où je sais que la même question me sera posée dix fois de suite jusqu’à ce que moi-même j’en vienne à douter de mes réponses les plus élémentaires.
– Et si vous me disiez plutôt clairement ce que vous me voulez? Vous savez très bien que je ne suis au courant de rien. En écoutant vos questions, je devine qu’il existe un lien possible entre mon fils et le Jihad. Si cela était vrai, croyez-moi, j’en serais navré. En vérité, je pense ce lien impossible. Mais supposons qu’il existe, je ne peux dire qu’une seule chose: j’ai toujours élevé mon fils dans le respect des lois de ce pays. Le silence qui nous sépare depuis des années me chagrine. C’est une épreuve terrible pour un parent. Mais s’il a failli, il doit être puni et je collaborerai avec vous pour que justice soit faite.
L’inspecteur me dévisage à nouveau. Je vois dans ses yeux qu’il me croit sincère. Il me jauge néanmoins.
– Nous avons tout lieu de penser que votre fils a quitté la France quelques jours après le virement que vous lui avez fait. Les services secrets turcs nous ont signalé sa présence à Izmir il y a quinze jours. En remontant son parcours, nous avons découvert qu’il avait embarqué pour Amsterdam deux jours avant. Il y a pris un avion pour la Turquie. Arrivé à Izmir, il a pris le bus pour la frontière syrienne.
Ses mots résonnent dans ma tête comme une goutte d’eau dans une cuve en fer blanc. La calotte glaciaire se réchauffe d’un coup et je me découvre un nerf à vif, encore ankylosé par la surprise d’imaginer que le petit bonhomme goguenard dont j’ai gardé le souvenir depuis des années et des années s’est transformé en combattant de l’obscurité sans que je n’aie rien vu venir. En même temps s’entrechoquent en moi la peur qu’il ne meure, qu’il ne souffre, la stupéfaction devant sa folie, l’incompréhension, les reproches que je me fais d’avoir raté son éducation, que je lui fais de désobéir encore et toujours, de faire un mauvais usage de sa liberté, les soupçons que j’ai d’avoir été manipulé par sa mère, l’angoisse d’un je-ne-sais-quoi. Et dans ces tourments, c’est à peine si j’entends encore l’inspecteur me dire:
– Je crois que nous avons fait le tour pour aujourd’hui. En revanche, votre fils est signalé comme élément radicalisé, participant sans doute au Jihad. Je vous demande de vous tenir à notre disposition dans le prochains jours pour les besoins de l’enquête, et bien entendu de nous signaler toute information utile que vous pourriez recueillir.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog