Jihad: Insomnie (Chapitre 3)

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 4 août 2016 à 11h31
Jihad Verhaeghe
@pixabay - © Economie Matin
220Actuellement il y a 220 femmes françaises dans les rangs de l?organisation Etat Islamique en Irak et en Syrie.

JE CONTINUE LA PUBLICATION DE MON ROMAN ESTIVAL: JIHAD.

Il n’est pas encore deux heures du matin, et dans un grand réflexe d’angoisse je me relève d’un bloc. J’ai les yeux grands ouverts comme en plein jour. Je sais que je vais attendre l’aube sans me rendormir. J’ai peur. Je suis en sueur, d’une sueur glacée. La vision qui me tire sans ménagement de mon sommeil est limpide: il est là, couché sur un grabat, il n’a plus de bras, plus de jambes. Il est sous le choc, mais ses yeux me regardent et me demandent de le mettre à mort pour abréger ses souffrances. Il implore, en silence, il pleure, mais je me refuse à ce geste. Je suis coincé entre la douleur d’occire l’enfant que j’aime, et la douleur de le faire souffrir en le gardant vivant. Alors j’attends, sans savoir quoi faire, et je profite encore à chaque instant comme si c’était le dernier, de sa présence qui se réduit désormais au regard qu’il me jette, à cette secrète identité grâce à laquelle je sais qu’il est ma chair, mon fils.

Il me faut plusieurs minutes pour m’apaiser et pour éloigner cette vision d’horreur. Je me demande s’il s’agit d’un rêve prémonitoire. Peut-être vient-il de sauter sur une mine, quelque part dans sa guerre pourrie, dans sa guerre immonde, barbare, où plus aucune loi ne compte sauf celle de vaincre, coûte-que-coûte. Ou bien un drone américain a-t-il pulvérisé la maison où il se cache. Je tente d’imaginer les cris, les hurlements, les souffrances, ces regards qui se cherchent dans la pénombre pour se compter, pour mesurer l’étendue des blessures, des pertes, des forces encore en présence. Cette fois, c’est son regard qui lance un cri de détresse: sa vie vient d’être fauchée, et s’il avait encore des espérances, elles sont désormais vides de sens. Dans le meilleur des cas, il peut s’apercevoir par lui-même qu’il se réduit à un simple esprit. Mais la mort en entier peut-être l’a pris, et mon fils n’est plus qu’un passager anonyme livré à Charron. Je ne suis pas là pour glisser une pièce de monnaie entre ses lèvres, je n’ai même pas de dépouille pour pleurer.

J’ai l’impression d’entendre ses cris, ses gémissements. Je rêve de pouvoir le prendre contre moi, de coucher sa tête sur mes genoux, de passer ma main dans ses cheveux pour l’apaiser, comme avant, lorsque le chagrin l’accablait. Déjà, enfant, il retenait ses souffrances et les mots pour les dire. La consolation ne venait que par les gestes, les caresses, les longs moments passés l’un contre l’autre dans un mutisme réparateur.

Cette manière silencieuse de se parler lui a duré longtemps, et même ne lui est jamais passée. Je me souviens l’avoir pris une dernière fois contre moi, sa tête sur mes genoux, lorsqu’il avait quatorze ans. Nous venions d’arriver à la montagne et il avait passé une journée à skier. C’était la première fois de ma vie que je l’emmenais aux sports d’hiver. Jusqu’ici, il ne les avait fréquentés qu’en compagnie de ses grands-parents.

Au moment de quitter les pistes, il m’avait dit: « Je rentre par la piste à gauche ». Elle était interdite et fermée, mais il avait toujours ce goût du risque, de la mise en danger, qui était chez lui une forme de surpassement suicidaire. Je suis redescendu par le téléski et je l’ai attendu. Une heure plus tard, il n’était toujours pas là. Dans la soirée, j’ai reçu un coup de téléphone: les sauveteurs l’avaient récupéré dans la nuit, étalé sur la piste. Il n’avait pas vu un rocher et avait fait un bond de plusieurs mètres sur le verglas en retombant sur le poignet.

Dans le taxi qui nous menait à l’hôpital de Cluses, je voyais son visage extraordinairement pâle, sa douleur, et sa main qui ne ressemblait plus à une main. On aurait cru qu’il avait été écartelé: elle s’était comme allongée, et formait une sorte de courbe à l’extrémité du bras. Sur la banquette arrière, je lui avais couché la tête sur mes genoux et je lui avais passé la main dans les cheveux. Je le sentis apaisé. Il ferma les yeux comme un nouveau-né.

Celui qui n’a pas connu la frustration de ne pouvoir serrer contre lui son enfant qui souffre ne connaît rien au manque. Voilà ce que je me dis en allumant la télévision et en mesurant le temps qui me sépare du réveil dans la ville où j’ai l’impression d’une étrange solitude. Il me reste cinq bonnes heures à tirer dans cette obscurité blanche où la peur tient lieu d’énergisant. J’ai peur qu’il souffre, j’ai peur qu’il meure, j’ai peur d’être le dernier de ma lignée.

Pour tromper l’ennui, je pourrais faire la longue liste des bonnes raisons que j’ai toujours trouvées à passer des nuits blanches. La plus ancienne, la plus obscure, la plus douloureuse (la moins subtile allais-je dire) a toujours été la mort de mon père. Combien de réveils entrecoupant ma nuit, noyés de sanglots, n’ai-je pas eu en retrouvant au détour d’un rêve la figure de mon père sur son lit d’agonie? Je pouvais de manière irrésistible pleurer pendant de longues heures en croisant ce fantôme angélique dans les figures étranges qui peuplaient mes songes. Et personne ne peut mesurer la douleur de l’absence qui étreint un enfant livré au néant et au tragique d’une mort qui percute ses illusions naïves.

Assez rapidement, le fantôme de mon père a drainé avec lui des cohortes entières de figures tragiques qui furent autant de cauchemars en travers de mes nuits. Mon père avait eu la mauvaise idée de construire de ses propres mains une maison au pied du bois où son père, mon grand-père, avait fait de la résistance. Ce n’est pas là qu’un soir de 1941 ce grand-père fut passé par les armes dans une escarmouche avec une patrouille allemande, mais cinq cents mètres à peine nous séparaient de cet endroit. Combien de nuits n’ai-je pas passées à échapper, à mon tour, aux rafles de la Wehrmacht ou de la Feldgendarmerie, avec ses chiens tueurs en laisse qui aboyaient, impitoyables assoiffés de sang ? Les lieux où je vivais, où je tentais de dormir, étaient pétris de ces ombres obsédantes qui déchiraient les ténèbres de leur souffle haletant et mes nuits de leurs cris sourds à travers les âges.

Longtemps, l’uniforme vert-de-gris et les dialectes saxons ont incarné la figure de l’horreur et du mal. La barbarie prospérait à l’est du Rhin, elle portait un casque à pointe, puis sans pointe, et des fusils Mauser. Elle a aujourd’hui changé de visage. Elle utilise des Kalachnikov, porte des djellabas et de longues barbes. Peut-être Siegfried les a-t-il rejoints.

La télévision débite une série d’absurdités qui couvrent péniblement le vacarme de mon esprit. En boucle, une chaîne d’informations diffuse les images de Raqqa, capitale de l’Etat Islamique, bombardée par les avions de la coalition. Personne ne sait avec exactitude ce qu’elles signifient: s’agit-il d’images de propagande destinées à faire croire que les Etats-Unis font la guerre contre Daesh, quand ils s’en servent pour faire tomber Bachar El-Assad? ou bien la ville est-elle bombardée avec efficacité, avec le souci de tuer le plus grand nombre de combattants ou de civils?

Je regarde les images avec attention, à la recherche du spectre de Siegfried. Et ce combattant couvert de haillons, pourrait-il être Siegfried? Je prie pour ne pas apprendre par les journaux qu’il a été identifié comme celui qui a égorgé et décapité au couteau des prisonniers les mains attachées dans le dos.

La porte du salon s’entrouvre et elle vient s’asseoir en silence à côté de moi. Elle sait la douleur discrète, mais vive, profonde, que me procure l’histoire de cet enfant qui n’est pas d’elle et qu’elle a toujours vu de loin. Elle sait aussi qu’en dehors de l’attente impuissante, rien – aucun mot, aucun regard, aucun geste, aucune présence – ne peut survenir avec intelligence.

Je m’en veux de lui infliger ce travail d’infinie patience, de secret, qu’elle délivre avec une admirable résignation.

Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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