Sajoux ne s’appelle probablement pas Sajoux. C’est un nom d’emprunt, comme dans les films d’espionnage où les gens qu’on rencontre portent tous de multiples identités. Et je ne parviens pas exactement à comprendre son métier. Il a pris soin d’arriver au restaurant bien avant moi, de choisir une adresse où l’on peut entrer par deux endroits différents, de s’installer dans une salle en sous-sol, avec des sortes d’alcôves qui compliquent l’exercice si un regard ou une oreille indiscret cherchait à nous espionner. Mais toute cette affaire me paraît rocambolesque et je ne jurerais vraiment pas que Sajoux ne soit pas envoyé par la banque pour savoir dans le moindre détail ce que je sais et jusqu’où je peux représenter une menace.
Il porte l’un de ces costumes gris anthracite qui font la vie quotidienne des cadres supérieurs à Paris. Sa coupe est correcte sans plus. Sa chemise bleu ciel en coton n’est pas à double retors. Sa cravate en soie à motifs imprimés achève de le classer dans les rangs subalternes de la bourgeoisie dominante. Il prétend être du côté du ministère des Finances, chargé des contrôles, des inspections, mais je n’y crois pas. Il me sert une histoire tordue où il aurait été banquier, où il continuerait à l’être un peu, mais plus tout à fait. Il est chauve, avec une barbe assez abondante, une voix basse et un air de mal dans sa peau qui ne m’inspire aucune confiance.
Ma vigilance est d’autant plus aiguisée qu’il cherche à simuler la complicité maçonnique. C’est un registre qui m’a toujours agacé. Et vas-y que je te tartine de phrases symboliques et d’allusions en tous genres sur la philosophie humaniste qui sont autant de banalités dont je vois mal la sincérité. Ce gars-là a manifestement quelque chose à cacher et s’aperçoit vite que je m’en aperçois. Il entreprend donc de me « ferrer » et de me mettre en confiance en me délivrant de prétendus secrets sur la banque.
– J’ai entendu, dans les couloirs fréquentés par le ministre, que les Etats-Unis s’intéressent de plus en plus à la banque. Ils soupçonnent ses dirigeants de contourner les embargos de façon gravissime. Ils ont lancé une enquête et ont demandé à la France des informations précises.
Il prend un air de conspirateur pour me donner ces explications, que je suis supposé écouter religieusement.
– Mais le château refuse de répondre.
En haut lieu, on est très embarrassé. Il se baisse vers moi pour me souffler ces mots qui concernent les plus hautes autorités de l’État, comme si une part du pouvoir, le prestige du sceptre, redescendait en pluie fine jusqu’à nous. J’imagine que je devrais me sentir élevé au pinacle à l’évocation de cette intimité avec le pouvoir.
– Tout le monde sait que l’un des canaux utilisés pour financer la lutte contre Bachar passe par la banque. Les services secrets s’en servent pour financer des actions de la rébellion en Syrie. Mais le problème est de savoir si, en plus de ces commandes officielles, la banque agit ou non pour son propre compte. Si elle blanchit l’argent du terrorisme international. Et là, le Château se pose des questions.
J’observe son visage de conjuré avec une forme certaine de compassion. Prêche-t-il le faux pour vérifier que je sais ce qu’il sait? Ou bien est-il sincère?
– Le Président n’apprécierait pas du tout, je crois, d’être doublé dans cette affaire. Vous le savez, il voulait la peau du président de la banque. Ce n’est pas lui qui l’a nommé et il lui voue une franche détestation. Alors il ne supporterait pas d’être trahi. Mais il veut en avoir le coeur net.
Et soudain, il se redresse, plonge la tête vers l’assiette d’amuse-gueules qu’il a sous les yeux, et prend un air mystérieux. Face à moi se déploie sans hâte le spectacle odieux de tous ces seconds couteaux obsédés par leur carrière, leur destin minable dans une machine qui les broie, et qui se rengorgent de l’illusion de leur propre puissance, de leur rôle majeur dans une histoire qu’ils croient grande, et pour lequel ils seraient prêts à écraser l’humanité entière. Ce prétendu Sajoux n’a pas eu un seul mot de compassion, depuis le début du repas, pour les affaires qui agitent mon esprit. Est-ce qu’il en a un, lui, de fils perdu sur le théâtre d’une sale guerre? Est-ce qu’il vient de perdre son emploi, lui? À cinquante ans, avec la possibilité ouverte d’être présenté officiellement, publiquement, comme le démon auteur de toutes les turpitudes d’une banque scélérate?
En l’observant, l’intuition me vient de façon quasi-animale qu’il ne faut surtout rien lui dire qui puisse trahir une quelconque faiblesse, et que le moment est arrivé de bluffer dans la partie de poker dont je suis l’invité inattendu.
Je continue à mastiquer lentement le dernier zakouski à la betterave rouge que j’ai arraché à l’assiette pendant que le pseudo-Sajoux me racontait l’histoire de France, et face à son silence prolongé, je décide de commencer ma partie.
– Si l’enquête officielle se limite à la Syrie et aux financements illicites, le Président de la banque pourra s’estimer heureux.
Sajoux semble encore bien concentré sur son assiette d’amuse-gueule qui se vide pourtant à vue d’oeil.
– D’après ce que j’ai vu (mais jurez-moi que cela ne sortira pas d’ici), la banque est très active dans tous les conflits. Elle aide tout le monde et a toujours une solution à proposer à la planète entière pour financer des opérations scabreuses. Vous parlez de la Syrie, mais parlez-moi du Soudan, de l’Iran, du Yémen, de la Libye, du Pakistan, de l’Afghanistan, et j’en passe…
Cette fois, j’ai capté l’intérêt de mon interlocuteur, qui relève les yeux et se met à me dévisager.
– Qu’entendez-vous par là ? grommèle-t-il en craignant que je ne cesse mes confidences.
Son jeu est décidément trop attendu pour qu’il ne soit pas en service commandé.
– Je ne puis vous parler que de ce que j’ai vu ou de ce que j’ai fait. Il est évident que la banque ne rechigne à rien. Elle finance à tour de bras tous les ennemis de l’Occident, quel que soit leur degré d’inimitié. Il y a une bonne raison à cela : ces opérations lui rapportent beaucoup d’argent, et probablement pas mal de bénéfices pour on ne sait qui, planqués dans des paradis fiscaux. Ce doit être un beau sujet d’enquête pour des gens comme vous. Pour ma part, je me souviens d’opérations au Soudan, en Iran et bien sûr en Syrie qui se faisaient dans la discrétion, mais sans état d’âme majeur. Il y avait d’ailleurs une note de service qui évoquait les décaissements spéciaux. Ceux-ci étaient généralement coordonnés avec notre filiale à Londres.
Sajoux me regarde dans les yeux, peut-être même une inquiétude vient-elle à poindre en lui sur le degré de confidence dans lequel je me trouve. Il marque un temps d’arrêt et son regard se perd un peu dans le vague, comme à la recherche de ses mots. Je le sens prêt à parler, ne sachant si mes confidences seront plus fécondes dans son silence ou en réponse à ses questions.
– C’était Londres ou Paris qui payait ? finit-il par me demander.
La serveuse ramène les assiettes de zakouskis et dépose des craquelons de Saint-Jacques gratinées.
– Tout dépendait des situations. Majoritairement, c’est la filiale londonienne qui était chargée des opérations. Mais les ordres venaient de France et certains compléments étaient effectués en France. Dans les compléments, je mets les éventuelles rétro-commissions aux intermédiaires, qui sont monnaie courante, vous le savez. Et je mets aussi certains achats directs pour des matériels que les vendeurs ne voulaient pas faire passer par une salle britannique.
Il n’y avait que cela qui l’intéressait, je crois bien : la façon dont la banque participait aux rouages de la terreur mondiale, et ce que j’en savais exactement. Cet intérêt soudain m’étonnait. Depuis plusieurs années – en fait, depuis mon affectation au service des liquidités – je savais que de l’argent transitait par la banque, comme par toutes les banques, pour compenser des achats d’armes à travers le monde entier. Jusqu’ici, et au nom du sacro-saint secret bancaire qui interdit de savoir ce que fait le client, cette question n’avait ni interrogé, ni choqué personne. C’était le métier. Et, brutalement, pour des raisons compliquées dont la participation de Siegfried au Jihad n’était probablement qu’un épiphénomène, ou peut-être une braise échappée d’un brasier bien plus complexe, tout le monde paraissait désormais obsédé par ce seul sujet, comme s’il avait remplacé tous les autres.
– Vous savez que si une enquête est menée, et ce sera sans doute le cas, vous ne serez pas épargné, me glisse-t-il en m’épiant du coin de l’oeil.
– Je m’en doute, lui fais-je, et je sais que rien ne me sera pardonné. Mais j’ai la satisfaction de savoir que je ne tomberai pas seul. D’autres suivront. J’ai, bien évidemment, gardé toutes les preuves. Elles sont bien au chaud et croyez-moi, je saurai m’en souvenir.
Sajoux replonge le visage dans sa cocotte de coquillages. Je devine qu’il cherche une parade, qu’il se triture les méninges pour évaluer l’ampleur des dégâts. Il se demande si je bluffe ou pas. Il doit penser que oui, mais dans une certaine mesure seulement. Tout la question est de prendre la bonne mesure.
Un silence s’installe entre nous, dicté par l’ingestion de ce plat trop lourd, trop chaud, dans un printemps qui s’éveille. Je le regarde décortiquer ses coquilles, consciencieusement, l’esprit absorbé par une méditation étrange. Personne ne nous a rejoint dans cette salle discrète. C’est comme si elle avait été conçue uniquement pour de genre de déjeuner interlope.
– De toute façon, nous vous aiderons. Vous connaissez l’atelier Saint-Just?
– Lequel ? celui du Grand-Orient ? de la Grande Loge ? de la Grande Loge Nationale ?
Il me regarde avec un sourire en coin.
– Je vous laisse deviner. C’est un atelier essentiellement constitué de dirigeants policiers, de commissaires, de contrôleurs généraux, de membres du corps préfectoral. Vous y seriez bien, le temps de l’enquête. En tout cas, je suis sûr que Karvan pourra vous y protéger.
Je le regarde en silence, comme on regarde un paquebot échoué s’enfoncer dans l’océan: avec tristesse et incrédulité. Jusqu’à la dernière minute, l’Occident se terrera dans ses certitudes et son mutisme. La guerre est à nos portes, nos enfants passent à l’ennemi pour nous combattre, ils rejoignent des armées financées par nos propres banquiers, et nous n’avons rien d’autre à nous proposer que de nous retrouver dans des loges maçonniques où ceux qui sont chargés de mener et de gagner la guerre abîment leur temps, leur énergie, leur pensée, à s’échanger des secrets.
L’empire de Byzance a dû connaître cette agonie, en son temps. Les armées ottomanes campaient au pied de ses forteresses, et la Cour constantinopolitaine glosait, dissertait, se fréquentait assidument dans des cercles ésotériques, sans voir le danger grandir et refermer ses griffes. Le destin probable de l’Occident est encore une fois celui d’une forteresse assiégée – mais cette fois, le siège est intérieur, diffus, et notre aristocratie préfère l’ignorer plutôt que lui donner un nom.
– Je vous promets, fais-je, de m’y rendre et de la fréquenter le temps qu’il faudra.
– C’est sans garantie, me fait-il, mais vous pourriez y apprendre des informations intéressantes.
Je suis bien obligé de faire contre mauvaise fortune bon coeur. Je dois même me fendre d’un mot de gratitude.
– Je vais devoir vous laisser, me fait-il d’un air faussement contraint. Je m’occupe de l’invitation. Si Saint-Just vous intéresse, venez-y donc mercredi prochain. Il y a une tenue au troisième degré qui promet d’être très féconde. L’un de nos frères y planche sur le Vivre Ensemble, justement.
Puis il se lève, droit comme un piquet, me serre froidement la main, et s’éclipse.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog