Jihad: La banque (Chapitre 5)

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 8 août 2016 à 11h28
Verhaeghe Jihad Capitre 5
@pixabay - © Economie Matin
24 %Un quart des signalements de cas de radicalisation concerne des mineurs en 2015

Quand je me suis installé au bureau, le matin, j’ai tout de suite compris. Certains de mes collègues étaient arrivés avant moi et m’ont regardé d’un oeil gêné. Puis, l’assistante de Renouvier s’est approchée, d’un air pressé, pincé, et m’a murmuré d’une voix un peu sourde:

M. Müller ? M. Renouvier souhaiterait vous voir immédiatement.

Ce n’était pas impoli, ni brutal. Mais l’invitation était d’une fermeté qui devait étonner l’assistante elle-même.

D’accord, Françoise, j’arrive.

J’ai respiré un grand coup, et d’un pas contraint, un peu maladroit sans doute, je me suis rendu dans le bureau de Renouvier. Comme il faisait face au couloir, j’ai même eu le temps d’observer ce personnage qui fut mon subordonné il y a quelques années, mais dont les amours avec la fille d’un directeur général délégué avaient permis une progression fulgurante.

Même lorsque Renouvier n’utilisait pas des moyens de débauche pour réussir, je ne l’aimais pas. Il était trop bien coiffé, trop propre sur lui, trop obsédé par l’étiquette, par la courtisanerie, par le soin de ne jamais déplaire pour susciter la moindre sympathie chez qui que ce fût. En approchant de son bureau, je voyais son regard paniquer, plongé artificiellement dans un parapheur pour ne pas me voir arriver, pour n’avoir pas à me saluer, ni à m’adresser un regard de compassion, ni même à imaginer un seul instant la scène qui allait suivre. Renouvier appartenait à cette catégorie d’ectoplasmes aux ordres, pour qui la moindre situation de conflit ou d’affrontement cause une angoisse mortelle. Sans même qu’il n’ait soulevé le menton pour m’accueillir, je percevais sourdement sa peur, son mal-être. Il méritait une bonne leçon.

– Bonjour, Müller.

– Bonjour, ai-je presque silencieusement répondu en prenant par avance plaisir à accroître son malaise.

Il est resté muet pendant quelques instants, la voix éteinte, les yeux fuyants. Je le regardais fixement, avec calme.

– Nous avons reçu une instruction, a-t-il commencé en cherchant du regard le bout de ses chaussures à travers la plaque de verre qui lui servait de bureau. Je suis obligé de vous demander de prendre un peu de distance avec votre emploi. Temporairement bien sûr.

Je n’ai rien dit, rien répondu. Je le regardais chercher dans un désespoir presque touchant le moindre point d’accroche pour le sauver d’une lente chute vers la honte. Je le sentais : il rêvait que je me lève, sans rien dire, sans demander de compte, que je quitte le bureau tête baissée comme un enfant soumis à sa punition et ses maîtres après la commission d’une quelconque bêtise. Au fond, il voulait que je l’aide à accomplir sa sale besogne, que je la fasse à sa place.

Je n’ai pas bougé, et lentement il a levé le regard vers moi, puis autour de moi, comme si un double ou des personnages imaginaires allaient me pousser dehors, ou me faire entendre raison. Ses yeux étaient parcourus par la douleur tragique de l’esclave qui punit un autre esclave avec la docilité d’un chien décérébré. Pour ne pas sentir le sang de l’autre gicler sur ses mains, il se persuade d’être la victime, alors qu’il est le bourreau.

J’ai gardé le silence. Je suis resté immobile.

– La décision prend effet immédiatement. Je dois donc vous demander de quitter les locaux.

– Quel est le motif de cette sanction disciplinaire? Je souhaite qu’elle soit écrite.

Renouvier fit la moue. Il commençait à comprendre que je ne lui simplifierais pas la tâche, et me connaissait suffisamment pour savoir que j’y prendrais goût. Il roula les yeux, à la recherche d’une réponse, posa son stylo sur son parapheur, et s’enfonça dans son siège.

– Vous ne m’avez pas compris Müller, ce n’est pas une sanction disciplinaire. Ce sont des vacances que nous vous offrons. Vous rentrez chez vous, pendant quelques jours, le temps que tout cela se calme. Et puis tout ira bien. Vous conservez votre salaire. On ne touche à rien. Tout va bien. Et vous pouvez vous reposer.

Il avait l’air heureux de cette trouvaille, qui lui arrachait une sorte de demi-sourire fat.

– Vous comprenez (il regardait pendant ce temps le bout de l’une ses chaussures qu’il avait amenée à la hauteur de sa table, en croisant les jambes), c’est une marque de confiance et de reconnaissance. La banque vous garde toute sa confiance le temps que ces affaires se calment.

Il se rassurait lui-même en récitant maintenant une sorte de catéchisme halluciné.

– Mais, fis-je, de quelles affaires parlez-vous?

Son regard resta figé sur la pointe de son mocassin presque verni. Je le tirais de son rêve. Il me lança un oeil torve.

Eh bien… ces affaires, vous savez bien, le Jihad… le soutient au jihadisme. Personne ne vous soupçonne de rien et tout le monde ici, a confiance en vous. Il ne faudra donc pas longtemps pour s’assurer que tout va bien…

Je me relevai doucement de mon siège pour mieux m’y enfoncer.

– Surtout, comme vous le savez, mon cher Vincent, lui répondis-je, que je suis au courant de tout, ou en tout cas de beaucoup de choses, et qu’évidemment j’ai pris mes précautions. Si la banque voulait donc me faire plonger sur ces petits arrangements avec les embargos officiels, sur le financement de la guerre au Soudan ou sur les opérations douteuses en Iran, en Syrie, au Pakistan ou en Arabie Saoudite, sachez dès aujourd’hui que j’ai toutes les preuves.

Il ne peut réprimer une grimace de douleur, qui voulait à la fois dire: « Müller vous allez trop loin! » et qui dévoilait les angoisses profondes de la banque.

– Müller, je ne vois pas de quoi vous vous voulez parler.

Il regardait le mur droit devant lui, perpendiculaire à mon fauteuil.

– Il vaudrait mieux pour tout le monde ici que cette ignorance dure. Parce que je ne tomberai pas tout seul. Et je vous rappelle, Renouvier, que les ordres de virement pour les comptes bidons, c’est vous qui les signez, et j’ai pris mes dispositions pour qu’un juge le sache au besoin.

Il était sidéré. Je me suis levé.

– J’attends donc mon ordre officiel de mise en congé, sans quoi je reviendrai travailler à 14 heures.

En quittant sans hâte son bureau avec vue sur la Seine, j’admirai une fois de plus l’habileté avec laquelle les directeurs généraux cherchaient à tirer parti de la situation.

Ah! si, à l’occasion d’une enquête concernant mon fils jihadiste, ils avaient pu me faire porter le chapeau de transactions secrètes et interdites avec la mouvance islamiste! D’un air angélique, ils auraient ouvert toutes leurs portes aux enquêteurs, la main sur le coeur. Ils les auraient même guidés vers mon bureau, en maquillant ou trafiquant des écritures pour charger ma barque et disculper mes collègues, et surtout pour disculper Renouvier. Le gendre du directeur financier impliqué dans un scandale passible d’une lourde amende aux Etats-Unis, c’était inacceptable, et c’était la fin de toute ambition, pour le beau-père comme pour le gendre, pour la direction générale. La ligne rouge était franchie.

Charger Müller!

– Comment, monsieur le Procureur, Müller aurait fait ça? Non, nous n’y croyons pas. Il était très efficace, très fiable. Nous n’avons rien vu venir. Maintenant que vous nous le dites, il avait l’air déprimé ces derniers temps. Et puis ce sont toujours les meilleurs qui vous chient dans les bottes.

Et fermez le ban! l’astuce était géniale. J’admire.

J’ai ramassé sans empressement les quelques affaires personnelles qui jonchaient mon bureau, dans le silence gêné de l’open-space où je travaillais, dans cette fameuse salle des liquidités qui n’était que l’autre nom de la salle des grande truanderie, celle où l’argent circulait, versé en pluie depuis quelques mains obscures comme les miennes sur des centaines, des milliers de comptes obscurs, où quelques millions versés un matin disparaissaient l’après-midi dans les profondeurs de la finance internationale.

Il le savait très bien, Renouvier, que pour acheter une flopée d’armes au Moyen-Orient, pour n’importe quel groupuscule, il suffisait d’un virement fugace ordonné par quelque cheikh saoudien sur un compte créé le matin même à Tel-Aviv, qui n’était qu’une antichambre vers un autre compte mystérieux à Singapour, puis un autre à Hong-Kong (tous ces comptes disparaissant dans les heures qui suivaient la transaction), puis un autre aux Caïmans, dans les poches d’un marchand d’armes, intermédiaire libanais bien implanté en Albanie ou au Kosovo, d’où partait dans la nuit et dans l’indifférence générale un camion chargé de Kalachnikovs à destination de la frontière turque, où des douaniers triés sur le volet pour leur faculté à la corruption et au silence laisseraient passer la cargaison jusqu’à bon port.

Et Renouvier savait comme moi, depuis son bureau même pas immense, même pas ronflant, de chef du service des liquidités, mais avec une vue sur la Seine qu’il ne manquait jamais de faire admirer à ses visiteurs comme si cette vue concentrait tous les symboles de sa grotesque réussite, il savait que la banque était, comme tant d’autres, l’un des rouages de cette énorme machine par laquelle l’Occident finance par intérêt, par cupidité, sa propre destruction.

En m’approchant de l’ascenseur, j’étais partagé entre le sentiment d’un puissant abasourdissement et la force d’une ultime lucidité où je revis le regard perdu, comme sourd, de Renouvier, à la fin de l’entretien, et l’immense soulagement qu’il afficha en me voyant partir, comme si plus rien d’autre ne comptait que de sortir de ce moment pénible où il devait exclure l’un de ses anciens supérieurs hiérarchiques. Il me semble bien qu’il serait incapable d’expliquer à ses chefs l’inconvénient qu’il y aurait à me charger la barque.

Depuis l’affaire Kerviel, nous savions tous qu’une tribu d’énarques au pouvoir dans une banque était capable des pires violences, des pires mensonges et des pires pressions sur la justice et les institutions aux seules fins de détruire le bouc-émissaire qu’ils avaient choisis. Dans les yeux et les silences menteurs de Renouvier, j’avais lu mon nom pour jouer ce rôle ingrat que la banque avait décidé de mettre en scène pour dissimuler ses propres turpitudes dans le financement du terrorisme international.

Je pouvais d’ici imaginer la purge stalinienne qui m’attendait. Je n’aurais plus ni emploi, ni espoir d’en retrouver, mon nom serait jeté en pâture comme symbole de la malhonnêteté et ma vie se résumerait désormais à un interminable procès, engoncé dans des milliers de procédures où les accusations les plus ignominieuses seraient lancées contre moi, avec la complicité de journalistes véreux qui écriraient sur commande et moyennant des sommes misérables qui leur sembleraient très importantes toutes les injures nécessaires pour justifier mon éviction. J’en avais par avance la nausée. Il existe plusieurs façons de tuer un homme, et celle-là n’était ni la plus heureuse ni la plus douce.

Dans un élan de lucidité, je me souvins de Karvan, et je me dis que je ne pouvais quitter les locaux de la banque sans lui rendre une petite visite de courtoisie. Karvan était un ancien commissaire de police transformé en directeur de la sécurité de la banque. Comme tous ces homologues dans toutes les banques françaises, qui sont tous d’anciens flics, son rôle était double. D’un côté, son rôle officiel consistait à vérifier que la sécurité de la banque était garantie vis-à-vis des attaques extérieures. De l’autre côté, son vrai rôle consistait à espionner les salariés pour vérifier qu’ils ne se transformaient pas en bandit préparant des hold-up, sous toutes leurs formes. Il était évident qu’il n’ignorait rien de ce qui m’arrivait.

Dans l’ascenseur, j’ai donc demandé à rejoindre l’avant-dernier étage plutôt que le rez-de-chaussée. Karvan ne fut pas étonné de me voir arriver. Il avait la placidité d’un dieu asiatique et je le vis, dans son bureau vide, sans un papier sur son bureau, soutenir mon regard, sans haine, sans émotion, avec une certaine sérénité, le temps que j’arrive face à lui.

Nous ne nous connaissions pas très bien, mais comme nous fréquentons des ateliers maçonniques proches, il nous arrive de diner ensemble à la sortie du temple, et d’échanger quelques considérations agréables sur la vie et son sens. Karvan est un petit-fils d’Arménien émigré et, comme moi, il s’intéresse à la religion indo-européenne et à ses survivances contemporaines. Il connaît aussi bien que moi les théories de Georges Dumézil sur la triade en Occident et se montre même capable d’en discuter l’influence sur la culture d’Asie centrale.

– Georges, assieds-toi, me dit-il avec amitié. Veux-tu un café?

Sa voix est posée, et dans son regard, une amitié somme toute assez tendre cherche à me réconforter.

– Oui, sans sucre, tu es très aimable.

Karvan appelle son assistante pour lui demander d’apporter deux cafés, et me propose de m’asseoir à sa table de réunion. Pendant un long instant, nous regardons tous les deux l’imitation bois du contre-plaqué, et nous gardons le silence. Il sait donc ! Et ce n’est pas une surprise, et il sait que plus personne ne peut arrêter la machinerie qui s’est mise en place.

– Je suppose que tu as des dossiers, finit-il par lâcher.

– Plutôt, oui, lui dis-je, mais ils s’arrêtent surtout à Renouvier. Comme tu le sais, la banque est prudente, elle évite de tout montrer.

Il esquisse un léger sourire.

– C’est la technique du FLN dans la casbah, me murmure-t-il avec la douceur que je lui connais dans la voix. Un membre du réseau ne doit jamais connaître plus d’un autre membre du réseau. Renouvier lui-même ne sait pas jusqu’où tout cela remonte.

Je l’observe et je cherche à percer ses secrets. Il opine légèrement de la tête, et je vois qu’il sait. Peut-être pas tout, mais probablement beaucoup de choses. Il hésite.

– Tu sais, notre président est nommé par l’Elysée. Alors la banque doit le protéger. Il n’a pas forcément le choix. C’est compliqué pour tout le monde.

L’assistante apporte les cafés et le silence s’installe. Karvan aussi a vue sur la Seine. Le soleil baigne maintenant le fleuve d’une lumière assez chaude, mais encore discrète. Les péniches boîtes de nuit sommeillent dans cette douceur paresseuse, et les quais eux-mêmes semblent alanguis dans un printemps qui glisse vers l’été. S’il n’y avait pas tout cela, je visiterais Paris avec les yeux émerveillés d’un touriste amoureux de cette ville extraordinaire, au-delà de tout ce que tout le monde a pu imaginer de plus beau. Peut-être même vais-je profiter de mon repos forcé pour profiter de ces couleurs inouïes que Paris offre au passant.

– Tu sais, Georges, me fait Karvan, je suis trop exposé pour t’aider ouvertement. Mais je ne t’oublierai pas. Je ferai ce qu’il faut. Tu peux compter sur moi.

Il se lève, me pose une main sur l’épaule, et de l’autre me serre la main droite en pratiquant les attouchements du chevalier d’Orient. L’entretien est terminé. Mon histoire dans cette banque aussi.

Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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