Vingt ans plus tôt, Claire m’avait annoncé sa grossesse dans de toutes autres conditions. Nous étions étudiants en lettres, tous les deux, et nous nous entassions dans une chambre de bonne au sixième étage sans ascenseur d’un immeuble haussmannien, quelque part entre la Bastille, la Nation et la République. C’était la bohème, mais une bohème plutôt aisée, améliorée par les petits boulots qui me prenaient une partie de mon temps et qui me rapportaient des sommes parfois rondelettes avec lesquelles nous nous offrions de petits plaisirs.
Pour être exact, je me souviens comme si c’était hier du jour, de l’heure, du moment, de l’endroit, où Siegfried fut conçu. Le printemps arrivait alors, nous étions fin mars, et par une douce après-midi où le soleil chauffait doucement la lucarne de la chambre de bonne, nous avions fait tendrement l’amour et je sus ce jour-là que nous avions enfanté. Encore aujourd’hui, j’en garde un souvenir heureux et ému, aussi réjouissant qu’une touche de sucre vanillé dans le biberon du bébé.
Claire avait la particularité d’être belle, germanique et inconsciente, comme l’esprit éparpillé en mille morceaux jusqu’à s’approcher d’un état de folie caractérisée, mais d’une folie gentille, ordinaire, sans violence, une sorte d’excès quotidien poussé au paroxysme de ce que la société peut tolérer sans recourir à l’enfermement. Il fallait d’ailleurs une observation approfondie pour comprendre que l’apparente normalité dont son éducation l’a recouverte, repoussée comme à la feuille d’or, dissimulait un immense et spectaculaire chaos où plus rien de ce que nous avions l’habitude de penser comme rationnel n’avait de sens pour elle. Sa folie, en quelque sorte, nécessitait une expertise, un regard aiguisé qui n’était pas à la portée du premier venu.
L’un des éléments de sa folie consistait par exemple à ne pas recourir à la contraception. Certains eussent pu imaginer que cette abstinence s’expliquait par des motifs religieux, issus de son appartenance au sang bleu français. Claire avait un ancêtre, par la lignée paternelle, qui avait fait le siège d’Antioche, comme l’indiquait l’arbre généalogique flambant neuf et superbement coloré qui décorait l’escalier principal du castel familial encore détenu par sa famille dans le Perche. Son père aimait à répéter qu’il était marquis par son père et baron par sa mère.
Moi, qui n’étais qu’un cul-terreux, j’étais fasciné par cette espèce de culture encyclopédique de sa propre famille où tout le monde peinait à distinguer le vrai du faux. Pour taquiner son père, j’aimais à lui dire, de temps à autre, que mon ancêtre à moi avait aussi fait le siège d’Antioche, mais à pied quand son ancêtre à lui était à cheval. La blague répétitive ne l’amusait pas toujours.
Ces antécédents familiaux n’avaient toutefois pas produit sur Claire les résultats escomptés. À force d’entendre des versions différentes des mêmes faits, elle avait fini par comprendre que, dans le meilleur des cas, sa famille était issue d’une noblesse récente, d’une charge achetée à prix d’or quelques années avant la Révolution, au moment où le Trésor Royal s’asséchait.
Comme tous les néophytes, les Villanzy aimaient à s’inventer une histoire qui n’était pas la sienne, et dont aucun noble authentique ne pouvait être dupe. La déchéance des vieilles familles françaises avait simplement transformé cette lucidité vis-à-vis des parvenus en ironie résignée. On ne dénonçait plus les imposteurs, on se contentait d’un sourire sardonique pour leur rappeler leurs véritables origines, moyennant quoi les menteurs pouvaient continuer à mentir sans trouble majeur de jouissance dans leur narcissisme usurpé.
De cette histoire montée de toutes pièces, Claire n’était pas prisonnière mais ne s’en offusquait. De mère allemande, bavaroise, elle était profondément loyale et loyaliste. On aurait cherché en vain une quelconque manifestation en elle d’une révolte même ordinaire contre les mensonges familiaux transmis de générations en générations. Ces mensonges étaient là, on ne pouvait rien contre, il suffisait de les connaître, d’en suivre les contours, et de ne plus y prêter attention.
Claire était, pourrait-on conclure, étrangère à sa famille et à ses fantasmes, comme elle était étrangère à elle-même, je veux dire à son « moi » conscient et raisonnable. Elle ne pratiquait donc pas la contraception par conviction religieuse, mais simplement par ennui. Une voix lui commandait bien à certains moments de la journée de se protéger contre une maternité non voulue.
Mais le temps de prendre rendez-vous chez un médecin, de se rendre à son cabinet, puis d’aller à la pharmacie pour acheter une pilule contraceptive, le temps de penser chaque jour à heure fixe à ingurgiter ladite pilule, et la voix de la raison s’était évanouie dans le vide sidéral de son âme, cédant la place à de nombreuses autres voix toutes plus irresponsables les unes que les autres, lui dictant des conduites immédiates sans liens entre elles, comme si la vie de Claire devait être une mosaïque de vies miniatures, durant dans le meilleur des cas quelques semaines, mais le plus souvent quelques jours voire quelques heures, et juxtaposées les unes aux autres sans qu’une cohérence autre que cette juxtaposition hasardeuse et circonstancielle n’apparaisse au spectateur.
Il m’avait fallu un an peut-être de relation amoureuse avec elle pour comprendre qu’en dehors d’une simple unité temporelle et d’une répétition animale des stéréotypes sociaux (aller à l’école tous les jours, apprendre ses leçons, réussir des examens, faire des études, se laver les dents deux fois par jour), sa vie n’avait pas d’autre sens qu’une succession d’instants ordonnés par le caprice et le désir immédiat.
Lorsque, par cette après-midi de mars, nous avons copulé amoureusement, Claire était incrustée dans l’une de ces successions éphémères où le temps n’a d’autre signification que d’être, et, consciente d’un danger imminent rappelé par un dernier zeste de raison, elle m’a simplement:
– Attention, retiens-toi!
Mais il était trop tard et la transgression de l’interdit qu’elle venait de poser n’en fut que meilleure. J’avais envie de cet enfant et, compte tenu du ton indécis qu’elle avait utilisé pour poser son refus, je n’ai jamais su dans quelle mesure cette fécondation constituait pour elle une catastrophe intérieure. C’est le grand inconvénient des folles et fous: on ne sait jamais ce qu’ils pensent vraiment et eux-mêmes d’ailleurs ne le savent pas.
Quelques instants après s’être remise de son vertige, Claire s’est rhabillée, puis elle est restée longtemps debout un verre d’eau à la main en contemplant l’infinité des toits de Paris, sans mot dire. Je l’ai observée en devinant qu’elle savait que désormais elle devrait partager son corps avec un autre être, qui serait pendant neuf mois une part d’elle-même tout en étant le début d’une autre entité.
Pendant plusieurs jours, nous n’en avons pas parlé. Les obligations du quotidien ont repris le dessus. À vingt ans, nous n’étions pas pressés d’envisager cet événement et ses conséquences majeures sur notre existence au fil de l’eau. Mais je savais que je désirais terriblement cet enfant, tout en ayant peur du moment où je saurais qu’il était conçu, car, à partir de ce moment-là, ma vie entrerait dans une nouvelle seringue sans retour possible en arrière.
Pendant plusieurs jours, je me suis posé avec une certaine angoisse cette question majeure. Un souvenir me revient d’un dîner avec un camarade qui était inscrit à Sciences Po et qui cherchait à m’embrigader dans les jeunesses socialistes. Je lui avais demandé, au détour d’une phrase, comment il réagirait s’il apprenait qu’il allait être père d’un enfant non planifié selon les règles sociales en vigueur. Je revois son souvenir goguenard:
– Je dirais à ma copine que c’est son problème et pas le mien. Nous les hommes, nous pouvons faire des enfants sans que cela nous pourrisse la vie.
La réponse m’avait longtemps fait réfléchir, car elle heurtait profondément tout ce que j’étais. Moi, qui étais orphelin de père, je connaissais l’immense douleur de l’enfant qui ne peut s’appuyer sur aucune voix masculine pour grandir sans peur et sans doute majeur. J’avais pu mesurer les ravages de cette solitude sur ma mère pour qui chaque journée était une victoire remportée sur l’adversité. Faire commerce de cette solitude, de cet abandon, revendiquer pour mon propre compte les bienfaits de cette souffrance infligée aux autres me paraissait tout simplement inhumain.
Maintenant que j’étais mis à l’épreuve, je mesurais mieux les données du problème. La paternité bien plus que la maternité est un exercice qui met en jeu la responsabilité de l’individu. Une femme qui se découvre enceinte n’a guère le choix: elle porte en elle l’avenir de l’humanité, et jusqu’à ce que l’avortement n’ait été médicalisé, ce portage relevait de l’obligation physiologique. Le meilleur choix rationnel qui lui restait consistait donc à faire contre mauvaise fortune bon coeur. Comme la rationalité n’est pas la chose la mieux partagée, pendant de nombreux siècles, les enfants ont été les grands sacrifiés des sociétés occidentales, recevant d’ordinaire une éducation impliquant peu leurs parents.
Pour un homme, le sujet se pose de façon très différente. L’homme est libre de procréer sans éduquer. Son rôle est au fond minime, et libre à lui de l’assumer ou non. En creusant un peu, on s’apercevrait sans peine que cette question interroge l’Occident depuis des siècles. Combien de mythes européens ne reposent-ils pas sur l’histoire de pères qui sont éloignés pendant de nombreuses années de leur foyer, avant d’y revenir avec nostalgie ? On pourrait, à cette aune, relire l’Odyssée comme le récit d’un combat spirituel obsédant un père, partagé entre le plaisir d’une vie insouciante et la culpabilité d’avoir abandonné son foyer et ses enfants. Oedipe lui-même est dévoré par l’espoir de voir son père quitter le foyer pour lui laisser la place, et la culpabilité qu’il nourrit de ce désir incestueux.
Être père est au fond la question la plus angoissée que se pose l’Occident depuis qu’il existe, et le sujet sur lequel notre civilisation a apporté les réponses les plus contradictoires. Le père doit-il être présent ou absent ? Doit-il laisser l’exercice de l’autorité familiale aux femmes ? Doit-il se contenter de dire la loi et laisser l’épouse en charge de son respect par les enfants ?
À cette époque, je fréquentais un nombre important de gauchistes en tous genres qui m’impressionnaient par leur capacité à ignorer ces problèmes et à concevoir une société où la famille n’existait pas. J’en déduisais que, dans leur esprit, l’enfant était une entité étrangère qui méritait peu d’intérêt. S’interroger sur l’éducation comme politique publique, oui, c’était un objet de débat. Éduquer un enfant en appliquant les grands principes dont nos discussions étaient émaillées ne leur semblait pas, en revanche, mériter la moindre attention. Peut-être fallait-il que j’agisse de la sorte, en ignorant les problèmes, en faisant comme s’ils n’existaient pas, en gardant avec eux la distance d’un chien de faïence face à l’intrus dans la maison.
Rétrospectivement, tous ces débats me semblent d’autant plus vains que Claire vivait une période très heureuse de sa vie. La perspective de devenir mère prématurément ne l’effrayait pas et ne lui causait aucune angoisse, bien au contraire. Elle traversait une sorte de moment euphorique où tout la ravissait. Bien sûr, nous n’en discutions pas, bien sûr nous évacuions savamment le problème. Pourtant, nous n’avions, depuis les quelques mois où nous nous connaissions, jamais pris autant de risques. D’ordinaire, nous pratiquions l’abstinence durant ses périodes estimées d’ovulation, et pour le reste, nous prenions garde à ne pas recourir à l’excès. À la différence des mois précédents où l’angoisse qu’elle pouvait avoir d’être « en retard » pouvait être tempérée par le sentiment d’avoir respecté des règles minimalistes de prudence, ce mois-ci, le pari était bien plus audacieux.
Comme la physio-biologie de Claire était aussi désordonnée que son fonctionnement psychique, il était très difficile de savoir si ce « retard » existait ou pas. Ses cycles hormonaux étaient très irréguliers et elle se souvenait n’avoir jamais pu les calculer. Lorsque le terme normal est arrivé, nous avons donc commencé à nous échanger silencieusement des regards sans rien nous dire, au détour d’une conversation ou d’un réveil matinal. Nous avions des relations charnelles beaucoup plus libres à ce moment-là, mais toujours avec la conscience qu’un accident pouvait survenir compte tenu de l’irrégularité de ses cycles, et nous les consommions comme si de rien n’était, mais avec le questionnement croissant d’une éventuelle grossesse.
Le mot seul suffisait à nous décevoir. Comment ce si beau moment que nous avions partagé quelques jours auparavant pouvait-il se solder par une phase aussi laide, chosifiante, que la « grossesse », à l’image des vaches ou des juments, des truies que l’on rend grosses à la ferme pour qu’elle perpétue l’élevage avant de passer à l’abattoir ? Il était donc impossible de prononcer ce mot entre nous, par peur de flétrir l’éphémère bonheur que nous avions partagé. Et comme la liesse de Claire ne faiblissait pas, nous n’avions aucune raison valable de poser ouvertement la question.
Un silence consentant avait pris place sur l’essentiel quand nous nous retrouvâmes, avec notre groupe de philosophie, dans les couloirs du Louvre pour une visite organisée par notre professeur d’esthétique. C’était un ponte du sujet, un courtisan qui avait décidé de philosopher à haute voix pour nous devant quelques oeuvres qu’il s’apprêtait à citer dans son prochain ouvrage. Je revois notre petit groupe d’une vingtaine d’étudiants assez snobs parcourant les travées au milieu des touristes.
J’ai un souvenir très précis de ce moment où j’ai croisé le regard de Claire et où j’ai compris que son insouciance joyeuse avait brutalement cédé à un sentiment plus grave. Nous sommes entrés dans la salle des peintures du Nord, et le ponte s’est arrêté devant l’Annonciation de Roger de la Pasture. Il a relevé, un à un, les symboles de la maternité annoncée dont le maître flamand avait truffé son oeuvre. Et, face à moi, je me suis aperçu que Claire me regardait comme interdite, avec des yeux légèrement émus. Et soudain j’ai compris.
Après la séance d’explication, nous sommes rentrés religieusement dans notre chambre de bonne. Dans le métro, nous n’avons pas échangé un mot. Avant d’arriver à l’immeuble, je lui ai simplement demandé:
– Tu veux qu’on passe à la pharmacie acheter un test ?
Elle m’a suivi.
Quelques minutes plus tard, elle revenait des toilettes sur le palier avec un petit gobelet d’urine dont elle semblait ne savoir que faire. J’y trempai délicatement la languette colorée. Le temps que la réaction chimique opère m’est resté comme une éternité d’attente mystique face aux oracles.
Et enfin, nous avons su. J’ai pris le temps de m’assurer qu’il n’y avait pas d’erreur. J’ai doucement relevé le regard vers elle, et comme ce soir face à Freya, j’ai senti des larmes sourdre du plus profond de mes entrailles. Elle était interdite et ne disait rien.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog