L’ingénierie financière pour les nuls

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Par Simone Wapler Publié le 7 avril 2016 à 5h00
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23 %Le commerce mondial s'est effondré de 23 % entre mai 2014 et janvier 2016.

Tout va bien sur les marchés puisque tout va mal dans l’économie dite réelle.

Nous savons que tout va mal car le commerce mondial s’effondre. Exprimé en dollar, il a baissé de 23% entre mai 2014 et janvier 2016. Il est passé sous son niveau de mars 2009 selon le Merchandise World Trade Monitor, établi par un obscur bureau du ministère de l’économie des Pays-Bas (le CPB Netherlands Bureau for Economic Policy Analysis, pour les amateurs de détails). Les Bataves sont de redoutables commerçants ; on peut leur faire confiance pour avoir des chiffres fiables.

L’économie réelle consiste à échanger librement des vrais trucs contre des vrais machins et pas simplement des bouts de papier assortis de promesses de payer un jour. Le Marchandise World Trade Monitor nous dit donc que nous sommes revenus au point de 2009, lorsque la crise financière avait frappé de plein fouet l’économie mondiale qui se contractait (la « croissance négative » selon Christine Lagarde).

Puisque tout va mal, les taux sont bas et vont le rester. Janet Yellen s’accroche au crédit gratuit, comme elle l’a confirmé dans son discours du 29 mars 2016. Avec du crédit gratuit, très peu de choses risquent de vous faire perdre de l’argent. Vous pourriez même vous lancer dans la construction d’énormes bateaux pour transporter du fret inexistant, ce ne serait pas trop grave. Vous pouvez toujours prétendre que c’est de la relance et que ça occupe des chômeurs qui pourront ainsi consommer grâce à leur salaire retrouvé. Mais sur les marchés financiers, on est plus subtil. Il s’agit de gagner de l’argent avec du crédit gratuit et de l’argent créé à partir de rien. La mode est au rachat d’actions par les entreprises. C’est ce qu’on appelle l’ingénierie financière.

Voici comment cela fonctionne

Vous dirigez une entreprise qui ne va pas trop mal. Mais la conjoncture ne vous paraît pas bien propice à de nouveau développements. Disons même que vous pensez que si vous produisiez plus ou mieux, vous ne vendriez pas plus ou plus cher. Malgré des taux d’intérêt très bas, vous ne voyez rien de vraiment séduisant à faire… C’est alors que votre directeur financier vous souffle une idée : puisque le crédit n’est pas cher, vous allez emprunter pour racheter vos propres actions.

Pour gagner de l’argent, il suffit que le cours de votre action progresse plus vite que le taux d’intérêt auquel vous avez emprunté. Admettons que vous empruntiez à 2% pour racheter quelques-unes de vos propres actions. Votre résultat devrait être identique et vous allez verser le même dividende. En revanche, comme il y aura moins d’actions cotées, mécaniquement, leur cours va progresser car le dividende par action va augmenter. Les investisseurs seront tout contents.

Ce faisant, le cours devrait progresser plus que votre taux d’emprunt. Et votre directeur financier de conclure : « croyez-moi, le leverage buybacks ou LBB, il faut en profiter, c’est tendance ». Vous êtes perplexe. Souvent, vous avez du mal à comprendre votre directeur financier, son vocabulaire bizarre, ses ambitions de leverage buyout (LBO), ses goodwill, ses synergies… Mais il faut reconnaître qu’il se débrouille bien : les banquiers vous fichent une paix royale, la trésorerie est bien gérée. Vous devez faire un effort pour le comprendre, que diable !

« Qu’est-ce qui vous laisse penser que le cours de notre action va augmenter ? » « C’est très simple : aux cours et dividende actuels, le rendement de notre action est de 2%. Vous dites aux analystes que votre dividende restera inchangé. Avec les rachats, le rendement de notre action va encore augmenter selon mes calculs (que referont les analystes) à 2,15%. Cela nous fait +7,5% d’augmentation de dividende. Les analystes et les acheteurs vont se bousculer au portillon ».

« Mais si les acheteurs se bousculent au portillon comme vous dites, le cours va monter et notre rendement par action va diminuer. Je ne suis pas du tout certain de pouvoir augmenter mon dividende pour compenser. Les acheteurs ne sont pas idiots, tout de même »… Votre directeur financier soupire. Vous auriez dit une bêtise ? Vous n’y connaissez rien en finance de marché, c’est pour ça que, depuis que votre entreprise s’est introduite en bourse, vous avez recruté ce type en costume rayé qui travaillait dans une grosse banque et jargonne en franglish.

« Pffffffff… Non pas du tout, ils adorent la boîte, vous êtes sur un secteur porteur. Les taux sont minables et vont le rester. Les investisseurs ne vont pas acheter des bons du Trésor qui rapportent peanuts. Dans ce contexte, tout ce qui yield 1,5% ou 2% brille comme un diamant sous le soleil de la Méditerranée. Vraiment, c’est un deal de no brainer« .

Vous plongez…

Vous vous grattez la tête toujours perplexe. Vous savez que ce truc est un peu stérile. Mais après tout, vous aussi vous êtes actionnaire, pourquoi ne pas tenter. « A combien pourrait-on nous prêter ? » « 2% », répond sans sourciller votre directeur financier. « Mes amis banquiers nous prêteront à 2%. Dans leur bilan, ils auront une belle obligation corporate de bonne qualité. Ils aiment ça. Même les banquiers centraux en achètent, c’est dire ». C’est tentant, ce truc, vous plongez…

Et voilà comment les marchés actions montent et les bénéfices par action itou, tandis que l’économie mondiale pédale dans la choucroute. Votre directeur financier est un génie… Puis les choses, comme toujours, se sont emballées. De novembre 2015 à janvier 2016, 378 entreprises de l’indice S&P 500 ont racheté leurs propres actions, selon FactSet. Le total des rachats sur la période a progressé de 5,2% par rapport à la même période de l’année dernière, soit 136,6 milliards de dollars. Sur les douze derniers mois, les rachats ont atteint 568,9 milliards.

Ce matin, le graphique ci-dessous vous inquiète un peu :
– En vert, ce sont les bénéfices nets des entreprises du S&P 500 ; ils baissent.
?– En bleu, ce sont les montants des rachats.?
– La ligne rouge, ce sont les rachats rapportés aux bénéfices nets… et ça monte fichtrement, alors que les résultats baissent.

Cela veut donc dire que vous rachetez trop cher : les résultats ne suivent pas.

Dur-dur, l’économie réelle

Le pire, c’est que les investisseurs commencent à vendre. Les cours des entreprises qui ont fait le plus d’ingénierie financière plongent : Apple, Qualcomm, AIG, Gilead Sciences, Oracle, United Technologies, Wells Fargo, Walt Disney (oui, même Mickey !), toutes ces actions chutent depuis un an…

En vert, c’est la progression de l’indice S&P 500 dividendes réinvestis ; en bleu, celle d’un tracker répliquant les entreprises du S&P 500 ayant pratiqué l’ingénierie financière.

Vous êtes dans de sales draps. Votre directeur financier est un crétin… L’image de votre grand-mère qui vous disait que le crédit gratuit, tout comme l’argent gratuit, n’existe pas, vous revient en tête. La seule bonne nouvelle, c’est que Janet ne remonte pas ses taux et que vous arriverez peut-être à refinancer (c’est-à-dire emprunter pour rembourser votre emprunt) cette dette idiote dans de bonnes conditions. Tout va encore bien puisque tout va mal. Vous demandez immédiatement à votre directeur financier de téléphoner à ses copains banquiers pour s’en occuper.

Il vous reste maintenant à trouver une sacrément bonne idée de vrai business avec des vrais clients qui paient avec du vrai argent pour rattraper les dégâts de l’ingénierie financière. Dur, dur, l’économie réelle.

Pour plus d’informations et de conseils de ce genre, c’est ici et c’est gratuit

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Simone Wapler est directrice éditoriale des publications Agora, spécialisées dans les analyses et conseils financiers. Ingénieur de formation, elle a quitté les laboratoires pour les marchés financiers et vécu l'éclatement de la bulle internet. Grâce à son expertise, elle sert aujourd'hui, non pas la cause des multinationales ou des banquiers, mais celle des particuliers. Elle a publié "Pourquoi la France va faire faillite" (2012), "Comment l'État va faire main basse sur votre argent" (2013), "Pouvez-vous faire confiance à votre banque ?" (2014) et “La fabrique de pauvres” (2015) aux Éditions Ixelles.

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