Après un premier avertissement en février 2012, le FMI a adopté vendredi 1er février une "déclaration de censure" à l'égard de l'Argentine, en sommant le pays gouverné par Cristina Kirchner de corriger de toute urgence ses statistiques officielles concernant l'inflation et la croissance ("Statement by the IMF Executive Board on Argentina"). Dans un langage moins diplomatique, cela peut se traduire par un "vous êtes bien sympa, mais cela fait maintenant 5 ans que l'on sait que vous truquez vos chiffres officiels, donc soit vous arrêtez, soit vous êtes virés de l'institution...". Tiens donc, un pays qui a fait défaut sur sa dette en 2001 et qui truque ses chiffres, cela ne vous fait pas penser à un pays ayant fait défaut l'année dernière et ayant falsifier ses chiffres pour intégrer la zone euro... Argentine / Grèce : même combat !
Après son défaut sur sa dette en 2001, l'Argentine a adopté une politique monétaire expansionniste pour stimuler la consommation et contrôler son taux de change. La reprise économique a été très rapide, principalement grâce à la forte appréciation du prix des matières premières entre 2003 et 2007. Mais qui dit politique monétaire expansionniste et forte croissance implique nécessairement des pressions inflationnistes dans le pays. C'est ainsi que, selon les chiffres officiels (qui étaient à peu près fiables durant cette période), l'inflation en Argentine a atteint les 12% fin 2006. Pour essayer de contrôler cela, le gouvernement de l'époque a tenté de mettre en place des subventions sur certains produits et un contrôle des prix, mais sans succès...
N'arrivant pas à faire baisser le taux d'inflation, le gouvernement argentin a eu une idée de génie en janvier 2007 : prendre le contrôle de l'institut national de statistiques (l'INDEC, l'équivalent de l'INSEE) et licencier toutes les personnes en charge du calcul et de la publication de ce chiffre. Pas bête, non ? C'est un peu comme si demain, François Hollande supprimait l'INSEE et demandait à son fils de publier le chiffre de la croissance et du chômage... Je suis sûr que tout irait "officiellement" mieux très rapidement !
Et comme par magie, le taux d'inflation s'est alors stabilisé légèrement en dessous de 10%, avec une faible volatilité depuis 2007. Mais les analystes économiques, les instituts privés et la population locale ne sont clairement pas du même avis. Selon de nombreuses études indépendantes, le taux d'inflation serait en réalité entre 20 et 30% par an. Pour calmer les rumeurs de "falsification de chiffre", le gouvernement argentin a eu une seconde idée de génie en février 2011 : menacer de larges sanctions financières, voire de peines de prison, les économistes ou institutions publiant leurs propres estimations de l'inflation. Et le tout par lettre officielle ; une bien bonne dictature à l'africaine...
Mais alors, comment faire pour avoir une estimation correcte de l'inflation réelle en Argentine, sans pouvoir collecter sur le terrain les données concernant l'évolution des prix ? Une superbe initiative du Massachusetts Institute of Technology (MIT), intitulé "The Billion Prices Project", permet de répondre à cette question. Chaque jour depuis octobre 2007, un "robot" du MIT scan le web, en collectant sur les sites des grands supermarchés de chaque pays l'évolution d'un grand nombre de produits (environ 20.000 produits par supermarché ET par jour !!!), et en sauvegardant ces informations dans une base de données. Chaque jour donc, un indice d'inflation est calculé, en pondérant chaque produit en fonction de sa représentativité dans le panier moyen servant de base au calcul officiel de l'inflation.
Bien évidemment, cette mesure n'est pas parfaite car certains biens et services ne sont pas pris en compte, cela se focalise sur le prix en supermarché et certains effets "qualité" ou "substitution" ne sont pas pris en compte... Mais cet indice permet tout de même d'avoir une très bonne estimation, en temps réel, de l'évolution des prix. Par exemple, si l'on compare l'indice de prix journalier calculé dans le cadre de ce projet (en rouge) avec le chiffre officiel mensuel aux USA (en bleu), c'est plutôt pas mal du tout !
Mais alors, qu'en est-il en Argentine ? Dans un papier publié en octobre 2012, l'un des deux économistes à l'origine de ce projet, Alberto Cavallo, s'est intéressé en détail à la différence entre l'inflation officielle en Argentine et l'inflation calculée via l'index web MIT (source : "Online and Official Price Indexes: Measuring Argentina’s Inflation"). Un échantillon de contrôle de quatre autres pays sud-américains (Brésil, Venezuela, Colombie et Chili) est pris en compte, pour vérifier que l'Argentine est bien un "cas à part". Et les résultats sont très clairs : alors que pour les quatre pays de contrôle, l'inflation "online" suit très bien l'inflation officielle, ce n'est absolument pas le cas en Argentine, où il apparaît que l'inflation "online" est en moyenne 3 fois supérieure à l'inflation officielle.
Sur les 4 premiers graphiques (Brésil, Chili, Colombie, Venezuela), on voit bien que le chiffre de l'indice de prix "online" estimé par le MIT est très proche du chiffre officiel mensuel publié par l'institut statistique de chaque pays (les deux courbes "online" et "official" se suivent).
Par contre, en Argentine, il existe un écart énorme entre l'indice de prix "online" du MIT et l'indice de prix officiel publié par l'institut statistique argentin (1er graphique). Ce qui résulte en un différentiel d'inflation annuel de près de 20 points actuellement (2nd graphique) ; 10% en selon les chiffres officiels, contre 30% selon cette étude...
Indice de prix et inflation "online" VS "officiel" en Argentine
Conclusion : L'Argentine truque donc son chiffre d'inflation depuis maintenant 5 ans, il n'y a aucun doute là dessus. Le Captain' espère juste ne pas recevoir une lettre du gouvernement argentin dans les jours à venir 😉 En falsifiant le chiffre de l'inflation, l'Argentine augmente donc artificiellement sa croissance réelle et réduit son taux réel de pauvreté. Comme expliqué dans l'étude présentée dans cet article, si le déflateur du PIB, permettant de passer du PIB nominal au PIB réel (et donc d'estimer la croissance réelle) est lui aussi sous-estimé comme peut l'être l'inflation, alors la croissance réelle pourrait être sur-estimée de près de 10 points ! On comprend mieux maintenant l'intérêt de virer les statisticiens et de menacer les économistes...
"The implications for other statistics are significant. For example, using an online adjusted cost for the subsistence-level CBA basket, the share of the population in extreme poverty during the first quarter of 2011 rises from 2.5% in official estimates to 6.69%. Similarly, poverty estimates are 9.9% in official data, but rise to 25.9% with adjusted price series. The implications for real GDP are equally impressive. If the GDP deflator had behaved like the online index since 2007, the real GDP annual growth rate would have been just 0.5% by March 2011, much lower than the 10% officially reported."