L'illusion monétaire représente la tendance qu'ont les individus à réfléchir en termes nominaux plutôt qu'en termes réels. Commençons par un exemple tout simple. L'année dernière, votre patron vous a proposé une augmentation de salaire de 4 %, alors que cette année il ne vous propose rien ! Vous allez donc, en réfléchissant uniquement en termes nominaux (c'est à dire en "euros"), vous dire que votre patron est un gros radin cette année, être déçu et peut-être revoir vos dépenses.
Cependant, il ne faut en théorie pas réfléchir en termes nominaux, mais uniquement en termes réels, c'est à dire en prenant en compte l'inflation. Si votre augmentation de 4 % fait suite à une année de forte inflation de 6 %, vous avez, malgré votre augmentation, perdu en pouvoir d'achat. A l'inverse si cette année a été une année de déflation (baisse des prix), vous avez en réalité gagné en pouvoir d'achat malgré votre "non-augmentation".
"Mais Captain', c'est pas très rationnel tout cela !". Clairement pas en effet, mais qui a dit qu'en réalité les individus étaient effectivement rationnels ? Un papier académique de référence sur ce sujet est "Money Illusion" de Shafir, Diamond & Tversky (1997) ; un mélange de psychologie, d'approche comportementale et d'économie afin d'expliquer pourquoi les individus peuvent être soumis à cet effet d'illusion monétaire. Dans cette étude, les auteurs ont posé des questions assez basiques à des individus dans un aéroport et deux supermarchés, ainsi qu'à des étudiants de Princeton, en montrant que de nombreuses "erreurs de jugement", au sens de la rationalité économique du terme, étaient commises. Par exemple, les individus sondés considéraient en majorité qu'une personne ayant eu une augmentation de 4 % dans un pays avec 3 % d'inflation est plus heureuse qu'une personne ayant eu 2 % d'augmentation dans un pays sans inflation.
L'illusion monétaire est souvent utilisée comme explication à la non-neutralité de la monnaie à court-terme, et aux phénomènes de "sticky-wages et sticky-prices", c'est à dire que les prix et les salaires ne s'ajustent pas instantanément après une variation de la quantité de monnaie (et donc de l'inflation). Cette inertie des prix à court-terme, qui est selon Taylor (1997) l'un des cinq grands principes "incontestés" ("core") de la macro-économie ("A Core of Practical Macroeconomics", American Economic Review) peut cependant être expliquée par d'autres théories que l'illusion monétaire, et il existe encore des débats plus ou moins houleux sur les raisons de ce décalage.
Mais en quoi l'illusion monétaire pourrait permettre de justifier la mise en place de politique monétaire expansionniste pour relancer l'économie à court-terme. Supposons que depuis 5 ans, votre salaire augmente chaque année de 3 %, et que l'inflation dans votre pays soit de 2 % par an. Vous êtes plutôt content, chaque année votre pouvoir d'achat s'améliore et les oiseaux chantent. Mais un jour, la Banque Centrale de votre pays décide de mener une politique monétaire expansionniste, c'est à dire d'augmenter l'offre de monnaie en circulation, avec comme objectif de relancer l'économie. A long-terme, selon la théorie quantitative de la monnaie, une hausse de la masse monétaire génère de l'inflation, et n'a pas d'effet sur l'économie réelle ! Mais qu'en est-il à court-terme, et comment allez-vous réagir, sous votre double casquette de salarié et de consommateur ?
Un an après la mise en place de cette politique monétaire expansionniste par la banque centrale de votre pays, l'inflation augmente à 5 %. Votre patron vous propose alors cette année une augmentation de 4 % ! Mais au lieu d'être scandalisé par cette situation, vous aurez tendance à être plutôt content de cette proposition, en voyant cela comme une augmentation alors que c'est en réalité une destruction de pouvoir d'achat. Mais si l'on se place du côté de l'entreprise, qu'en est-il ? L'inflation permet d'augmenter le prix de vente des produits ; or dans notre situation, le prix de vente des produits augmente plus rapidement que les salaires versés (inflation > variation de salaire), ce qui implique une baisse de ce que l'on appelle le salaire réel et une hausse des marges des entreprises. A court-terme donc, les entreprises vont avoir tendance à profiter de cela pour augmenter leur production et embaucher (hausse de la demande de travail).
Mais vous allez vous rendre compte à un moment que vous vous êtes fait un peu arnaquer dans cette histoire ! Vous allez alors demander une hausse de salaire pour compenser votre perte de pouvoir d'achat, ce qui va créer l'effet inverse de celui présenté précédemment -> hausse du salaire réel, diminution des marges de l'entreprise, baisse de la demande de travail et retour à un nouvel équilibre. La relance économique via la politique monétaire expansionniste a donc été uniquement temporaire, et a tenu aussi longtemps qu'un décalage existait, réellement ou seulement dans votre tête, entre les variations de prix et les variations de salaire.
Il est empiriquement compliqué d'être certain que cette inertie nominale soit due à l'illusion monétaire, et non pas à des frictions informationnelles, des coûts d'ajustements ou la rigidité de certains contrats. Mais sans attribuer nécessairement cet effet uniquement à l'illusion monétaire, différentes expériences et études montrent bien la difficulté des individus à ne considérer que les variables réelles (ajustées de l'inflation) et les prix relatifs dans leurs décisions de la vie de tous les jours. Avec une approche d'économie expérimentale, qui consiste pour faire simple à mettre des gens dans un laboratoire devant un "jeu" représentant une situation proche de la réalité et à s'intéresser à leurs réactions, Fehr & Tyran (2001, "Does Money Illusion Matter? An Experimental Approach", AER) ont démontré que les prix nominaux ne s'ajustaient pas parfaitement après un choc nominal comme pourrait le supposer la théorie classique, et que cette situation peut apparaitre même si tous les individus sont rationnels et tentent d'anticiper les réactions des autres en supposant justement que les autres n'auront pas tous des réactions rationnels. Bon ce n'est pas super clair j'ai l'impression, donc voici ci-dessous la conclusion de l'étude de Fehr & Tyran résumant tout cela.
Conclusion : Si vous voulez arnaquer vos employés, rien de tel qu'une bonne période d'inflation surprise. Proposez leur alors une petite augmentation, inférieure à l'inflation, et profitez-en pour améliorer vos marges. L'illusion monétaire fera le reste du boulot ! Cette méthode ne marchera que temporairement, mais au moins vous pourrez partir tranquillement au Bahamas l'été prochain !