ICS, une pépite du transport stratégique français qui se fait des ennemis…

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Par Rédaction Modifié le 6 février 2018 à 12h46
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100 000 eurosLe coût annuel de chaque soldat déployé en opérations exterieures

International Chartering Systems (ICS) est devenue en quelques années l’un des principaux opérateurs du transport stratégique français. La réussite de cette pépite française lui a néanmoins valu de s’attirer les foudres de certains de ses concurrents… Au point que son dirigeant, Philippe de Jonquières fait l’objet depuis l’été 2017 d’une enquête du Parquet national financier. Un psychodrame franco-français mettant en scène des acteurs variés : autorités militaires et civiles, fonctionnaires publics, élus, journalistes et peut-être bientôt les juges, si les enquêteurs en décidaient ainsi. Pendant ce temps, surtout, la France fonctionne sur des capacités de transports stratégiques dégradées, au bénéfice de concurrents moins recommandables.

Faire mieux et moins cher que le contrat SALIS mis en œuvre par l’OTAN dans l’accomplissement des missions de transport stratégique ? C’est le pari relevé par International Chartering Systems (ICS) une petite entreprise française, qui assure le transport des armées françaises et leurs matériels aux quatre coins du monde. Son nom ne dit pas grand-chose au grand public, mais il est vrai que dans les entreprises du transport stratégique, celles qui œuvrent pour le compte des Etats ou de quelques entreprises avec des besoins spécifiques (énergie, BTP, armements…), ne recherchent pas spécialement la publicité. Après une ascension fulgurante, ICS est aujourd’hui sur la sellette. Que s’est-il passé ?

Renaissance, innovation et croissance

A l’origine d’ICS, Christian de Jonquières, ancien militaire et pionnier du transport stratégique sur tous les fronts depuis les années 60. Il crée ICS en 1985, compagnie spécialisée en affrètement et organisation de transports. La petite société s'illustre notamment à l'occasion de la crise au Rwanda, en 1994. Pour cette mission à la fois militaire et humanitaire, ICS organise un pont aérien de six mois, pour près de 10 000 tonnes transportées. Son fils, Philippe de Jonquières, se forme dans l’ombre de son père à partir de 1998, puis prend les rênes de l’entreprise familiale en 2009. En 2009 et 2010, le jeune patron voyage beaucoup, notamment en Russie et en Ukraine, renouant des relations d’amitié que son père déjà avait su entretenir en souvenir des pages oubliées de l’amitié franco-russe… Durant toute cette période l’entreprise est au ralenti, mais se prépare à une renaissance spectaculaire.

Fin 2010, ICS répond à un appel d'offre public de l'Etat-major des armées pour un marché dit « à bons de commande » de grande envergure, correspondant à des vols achetés en fonction de besoins précis. Peu satisfait des prestations de l’OTAN (le contrat-forfait dit « SALIS »), l’Etat français souhaite trouver d’autres solutions, de préférence nationales. Philippe de Jonquière postule à cet appel d’offres avec derrière lui une dizaine de compagnies aériennes d’origines diverses, notamment la Flight Unit 224 russe et la compagnie aérienne d’Antonov Design Bureau (ADB), le fabricant et certificateur ukrainien des fameux gros porteurs éponymes. Forte de ces solides partenariats et d’un montage commercial novateur, ICS emporte l'affaire : le prix proposé par ICS ne comprend que le vol « utile » en charge et, comparable à une formule « tout-compris », inclut les opérations de maintenance et les frais au sol. Plus transparente, plus simple et plus souple pour les armées, cette formule permet aussi d’obtenir des tarifs bien moins chers que ceux forfaitisés par le contrat SALIS. Le 24 février 2011, ICS signe donc le contrat pour un marché d'une durée de quatre ans, confirmé tous les ans, avec un minimum de 25 millions d'euros par an.

ICS va alors connaître un développement rapide avec une poignée de collaborateurs à la fois très spécialisés, polyvalents et expérimentés (jusqu’à une quinzaine en 2015). Sur tous les théâtres d’opérations extérieures, malgré des difficultés inimaginables, les flight managers d’ICS font la différence. Ils sont la clé de voûte du système ICS sur le terrain : réception et vérification du fret, communication avec les équipages russes, biélorusses ou ukrainiens, supervision des manutentions en temps et en heure, paiement des frais au sol, gestion de l’hébergement, tractations diverses avec les autorités locales… Une aventure permanente, dans un environnement souvent hostile. Du côté des armées, la satisfaction est totale : malgré sa taille très modeste, ICS se comporte comme une vraie compagnie aérienne et se montre capable de résoudre d’innombrables casse-têtes logistiques, avec 100% des contrats honorés dans les délais impartis. Logiquement, en janvier 2015, ICS voit son marché renouvelé jusqu’en 2019. Mais une étrange mécanique se met en branle.

Le tournant de 2015

Depuis 2013, du fait de l’opération Serval, les militaires français recourent massivement aux contrats SALIS (Solutions intérimaire de transport aérien stratégique) gérés depuis le Luxembourg par le NSPA, l’agence de soutien et d’acquisition de l’OTAN, en parallèle des contrats à bons de commande. Dans un rapport d’information du Sénat de décembre 2015 des parlementaires commencent à s’émouvoir des surcoûts occasionnés par ces opérations. Un autre événement change la donne : c’est en 2015 que les Russes s’engagent massivement en Syrie et monopolisent les Antonov de la Flight Unit 224 qu’ICS utilisait beaucoup. Conséquence directe : raréfaction des gros porteurs et tension sur le marché. En dépit du départ de la compagnie publique russe, ICS tient bon. Mais les Russes de Volga-Dnepr, attachés au contrats SALIS, voient d’un mauvais œil cette petite société concurrente sur ce marché parallèle.

De plus, en décembre 2016, conséquence des tensions russo-ukrainiennes, le joint-venture réunissant Volga-Dniepr et ADB pour l’exécution contrat SALIS est dissoute. L’OTAN doit alors signer deux contrats, l’un avec Volga-Dniepr, l’autre avec ADB, ce qui entraîne un surenchérissement des coûts, à cause notamment de la construction d’installations distinctes sur la base de Leipzig. Fin 2016 également, commence à circuler un dossier anonyme qui comporte des échanges de mails impliquant plusieurs acteurs concernés par le marché à bons de commande de 2015. Cela suffit à entamer le crédit d’ICS auprès des armées et des réactions s’ensuivent jusque dans les rangs politiques.

ICS subit aussi de fortes turbulences en interne. En décembre 2015, Philippe de Jonquières licencie son bras droit, en poste depuis 2011. Ce dernier est soupçonné de liens suspects avec des sociétés concurrentes : fait troublant, en mars 2016, cet ancien salarié crée à son domicile sa société de transport et devient d’ailleurs peu de temps après représentant en France pour Volga-Dnepr Airlines.

La crise de 2017

Début 2017, le député François Cornut-Gentille, rapporteur d'une mission de contrôle parlementaire, auditionne les administrations militaires en charge des contrats et ICS. Cela fait suite à la transmission à la commission des finances du Sénat d’une communication de la Cour des Comptes (qui avait été saisie d’une demande d’enquête dès février 2016) relative aux opérations extérieures de la France couvrant la période 2012-2015. Dans ce document, la Cour soulignait en effet la « très forte dépendance à des moyens non militaires dans un secteur opérationnel sensible » et qualifie de « nécessaire » une « clarification des conditions de recours aux deux prestataires principaux de transport stratégique aérien » ; et recommandait de « développer le recours à la mutualisation multinationale et améliorer l’efficience du recours aux moyens externalisés ». En mars 2017, se fondant essentiellement sur les chiffres de la Cour des Comptes, le rapport du député dénonce les « fragilités » de l'organisation du transport aérien des armées.

Reprenant les mêmes chiffres, plusieurs journalistes se sont interrogés légitimement sur les conditions d’attribution du contrat : si le prix à l'heure de vol d'ICS est plus cher que le prix à l'heure de vol des contrats SALIS, comment ICS a-t-elle remporté les appels d’offres ? Ressortant les mails transmis dans le fameux dossier anonyme, un article du Monde paru à l’été 2017 prend des allures de chasse aux sorcières : sont évoqués pêle-mêle des faux en écritures, détournement de fonds, fausses factures, actes de corruption, trafic d’influence... la charge est sévère. Problème : tous les chiffres utilisés depuis le début sont extraits de l’audit de la Cour des Compte. Or, la Cour des Comptes précise elle-même dans son rapport que les comparaisons ne sont pas possibles en raison de périmètres de prestations différents. Dans le détail, le calcul du tarif de l’heure de vol est différent et n’englobe pas les mêmes choses selon les prestataires. En dépit de cette nuance de taille, le parquet national financier est saisi pendant l’été. Puis ICS se voit notifier fin novembre 2017 la non-reconduction du marché public avec l'Etat-major des armées. Conséquence immédiate : la bascule vers un recours exclusif au contrat SALIS, et une évolution rapide à la hausse des factures « transport » pour les armées, hausse qui, manifestement, ne peut pas être imputée à ICS.

Fin de partie ?

ICS pourrait avoir encore des cartes à jouer : des appels d'offres seront lancés en janvier 2018 suivant un contrat-cadre d'affrètement d'urgence. Et ICS figure parmi les sept candidats présélectionnés qui seront consultés pour chaque lot courant jusqu'au 31 août 2018, avant que n'ait lieu le nouvel appel d'offre pour la période 2019-2022. Tout repose désormais sur la décision que prendra le PNF, dont les investigations semblent pour l’instant au point mort.

En attendant, avec les contrats SALIS, les armées constatent que le transport stratégique coûte de plus en plus cher et repose plus que jamais sur les compagnies russes et ukrainiennes, la France ne pouvant en assurer plus de 20% en propre. A prestations égales, le budget transport des armées a récemment explosé. Des voix continuent de s’élever pour réclamer des solutions dites patrimoniales, c’est-à-dire l’achat de gros porteurs, notamment américains. Un investissement énorme pour des avions qui, de toute façon, ne pourraient pas offrir les mêmes possibilités de transports que les vieux Antonov, tout en n’apportant aucune solution sur le plan de la souveraineté. Tout ça pour ça ? En attendant, ce sont les Russes de Volga Dnepr – et donc de SALIS - qui se frottent les mains de cette manne… tombée du ciel.

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