Géopolitique : l’erreur occidentale

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Par Jacques Bichot Publié le 30 juillet 2014 à 3h27

Les nouvelles en provenance du "Califat" que des extrémistes sunnites ont constitué à cheval sur la Syrie et l'Irak sont bouleversantes. Chiites, Chrétiens et Kurdes sont persécutés, humiliés, massacrés. La vie humaine ne compte plus. La Lybie est livrée au chaos. Les dictatures d'Assad, de Kadhafi et de Saddam Hussein après la première guerre du Golfe, en comparaison, apparaissent comme ayant été un moindre mal.

Et que fait l'Occident ? Après avoir procuré aux rebelles islamistes syriens des armes, directement ou involontairement, qui aujourd'hui, servent à l'EEIL à assoir sa domination, et après avoir menacé le gouvernement syrien d'une intervention militaire, les dirigeants américains et européens ont trouvé une bonne raison pour laisser faire : ils se polarisent sur le problème ukrainien, et après avoir appuyé un coup d'État et le gouvernement qui en est résulté (certes, plus sympathique que le pouvoir qui était alors en place, mais ô combien maladroit), ils se réclament du respect des pouvoirs établis pour sanctionner économiquement la Russie qui soutient l'autre camp.

Cette façon de faire n'est pas intelligente. L'Europe est déjà incapable de trouver une solution à ses propres problèmes ; comment pourrait-elle apporter à l'Ukraine le soutien dont elle a besoin pour améliorer sa situation économique catastrophique tout en la mettant en porte-à-faux vis-à-vis de son partenaire principal et naturel ? L'économie ukrainienne est très intriquée avec son homologue russe : l'indépendance de l'Ukraine n'a pas effacé en deux décennies la complémentarité qui existait entre ce territoire et son prolongement oriental du temps de l'URSS. Que l'on accroisse les échanges avec l'Ukraine, très bien ; cela se fera d'ailleurs sans que les gouvernements aient à s'en mêler beaucoup, et il n'est pas nécessaire de mettre la charrue d'une association avec l'Union européenne avant les bœufs que sont le développement des échanges et l'implantation dans ce pays de filiales communes qui pourront y adapter les techniques occidentales. Mais que l'on n'en fasse pas une occasion de croiser le fer avec la Russie.

Une politique de sanctions économiques à l'égard de la Russie est passablement ridicule. Ce grand pays n'est certes pas une démocratie à l'occidentale, mais l'époque où la dictature communiste y régnait est révolue. Nous avions commencé à lui faire progressivement une place dans le concert des nations "respectables" et développées, et nous aurions tout intérêt à continuer. Pourquoi laisserions-nous la Chine, qui est encore plus éloignée que la Russie de l'idéal démocratique, se comporter à peu près comme elle l'entend, sans songer à la sanctionner, et serions-nous plus sévères vis-à-vis de la Russie ? Nos dirigeants ont probablement le sentiment que cette dernière est devenue assez faible pour que l'on puisse exercer des représailles à son encontre sans trop de risques, alors que la Chine leur fait peur. Pourtant, il n'est nullement certain que les sanctions appliquées à la Russie ne nous pénalisent pas plus qu'elle.

Les sanctions, c'est la forme économique de la guerre. Et, quand vous entrez en guerre, vous êtes rarement certain de donner plus de coups que vous n'en recevrez. Que ce soit 1914 ou 1939, la France est bien placée pour le savoir ! Pour la guerre économique, il en va de même. Supposons que notre pays, cédant aux objurgations de ses partenaires européens, refuse de livrer les Mistral : est-ce la marine française qui va prendre livraison de ces beaux navires ? Nous allons perdre de grosses sommes, être encombrés par des bâtiments que la Royale n'a plus les moyens d'intégrer, tandis que la Russie peut tout à fait, si par malheur elle le décidait, envahir l'Est de l'Ukraine sans ces bateaux ! Et ne parlons pas du gaz et autres ressources du sous-sol russe, dont l'Europe dans son ensemble a besoin, ni du marché russe, qui est un débouché non négligeable pour beaucoup de grandes entreprises européennes.

Notre intérêt, comme celui des Ukrainiens et des Russes, est que le reste de l'Europe entretienne avec eux des relations économiques paisibles et croissantes. Nous devrions essayer de calmer les dirigeants nationalistes ukrainiens plutôt que de les encourager à faire bombarder leurs concitoyens innocents des provinces de l'Est en même temps que les séparatistes en armes. Comme à Gaza, comme en Syrie, lutter contre des factions armées mélangées à la population civile provoque des pertes humaines considérables parmi les hommes, les femmes et les enfants qui ne demandent qu'à vivre en paix. Pourquoi ne pas encourager les séparatistes et les nationalistes pro-européens à s'entendre sur une large autonomie de quelques provinces largement russophones ? Une séparation de l'Ukraine en deux parties pourrait même être envisagée : celle de la Tchécoslovaquie n'a pas été un drame épouvantable, et celle des composantes de l'ancienne Yougoslavie aurait probablement pu se passer de façon moins sanglante si les Occidentaux avaient agi de façon plus intelligente. Quand une population est divisée, mieux vaut la laisser se répartir en deux ou plusieurs États que d'aider la partie majoritaire à soumettre par la force la partie minoritaire.

Notre problème majeur est le progrès et l'installation de la barbarie : en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, en Syrie, en Lybie, au nord du Mali, au Soudan, dans une partie du Nigéria, etc. Nous avons mieux à faire que de nous lancer dans une guerre économique contre les pays qui, sans être actuellement des alliés, pourraient le devenir un jour moyennant quelques efforts de compréhension de part et d'autre. Nous tromper d'ennemi amoindrira encore notre capacité à endiguer, si possible sans trop de violence, mais sans non plus écarter a priori le recours aux armes, le troisième totalitarisme qui, après le nazisme et le communisme, menace la communauté humaine.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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