À l'approche de l'hiver, l'attention de l'Europe se tourne vers l'Est dans l'espoir de résoudre la crise énergétique qui frappe la région. La concurrence avec les acheteurs d'Asie ayant provoqué des pénuries sur le continent, les prix du gaz naturel ont été multiplié par huit depuis le début de la pandémie. Tout juste achevé, le gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l'Union européenne est pris dans les filets de la géopolitique, en attente de l'approbation des autorités de réglementation allemandes.
La crise énergétique se prépare depuis un bon moment. En Europe, le télétravail dû à la pandémie et un printemps froid ont stimulé la demande. Au même moment, dans une tentative de réduire sa pollution et de faire face aux inondations qui ont frappé ses mines de charbon, la Chine a restreint l'utilisation et la production de charbon, entraînant un ralentissement des importations dans ce domaine. La compétition pour le gaz s'est accrue, tandis que les stocks européens atteignaient leur niveau le plus bas depuis dix ans et que le froid se faisait sentir. Certes, les stocks se reconstituent, mais un hiver froid viderait rapidement ces capacités et intensifierait à nouveau la concurrence.
Le gazoduc Nord Stream 2, long de plus de 1 200 kilomètres, relie l'Europe occidentale à la Russie en passant par la mer Baltique. Il a été achevé en septembre après trois ans de travaux. Il permettra de doubler la capacité du gazoduc Nord Stream, qui passera de 55 à 110 milliards de mètres cubes (mmc) de gaz par an. Les deux tracés de Nord Stream s'ajoutent aux gazoducs traversant l'Ukraine et qui sont conçus pour acheminer jusqu'à 146 milliards de mcc de gaz. Quant au pipeline traversant la Pologne via la Biélorussie, il peut transporter 33 milliards de mcc supplémentaires par an. L'avantage des Nord Stream est qu'ils évitent des territoires comme la Biélorussie et l'Ukraine, où l'approvisionnement fait l'objet d'ingérences politiques.
Au sein de l'Union européenne, les opposants à Nord Stream 2 ont fait valoir que ce gazoduc allait renforcer la dépendance énergétique stratégique de la région vis-à-vis de la Russie. Eurostat, l'office statistique de l'UE, a estimé que la Russie avait fourni 166 mmc de gaz, soit 43% des importations européennes totales en 2019, pour un montant approchant les 18 milliards USD. Pour comparaison, la Norvège, deuxième plus grand fournisseur de gaz de l'UE, a assuré 23% des besoins de l'Union durant la même année.
Lenteur de l'approbation
En réponse à la hausse de la demande de gaz, Gazprom a déclaré à la fin du mois dernier avoir augmenté sa production de près de 17% en 2021, comparativement à l'année précédente. En octobre, le président Vladimir Poutine a déclaré que la Russie augmenterait encore sa capacité d'approvisionnement en gaz naturel une fois que le nouveau gazoduc serait mis en service.
Le 16 novembre, l'Agence fédérale allemande des réseaux qui règlemente le secteur de l'énergie a stoppé temporairement la certification de Nord Stream 2. Selon ses déclarations, elle attend que l'opérateur ait établi une base juridique en Allemagne. « Nord Stream 2 SA », filiale de Gazprom PJSC (Public Joint Stock Company), est domiciliée à Zoug en Suisse. La loi allemande donne quatre mois au régulateur pour remettre une proposition de décision à la Commission européenne. Par conséquent, le délai d'approbation dépend de la rapidité avec laquelle Gazprom transférera son entité juridique en Allemagne et le processus pourrait durer tout l'hiver.
Après que les prix du gaz ont atteint des sommets début octobre, les stocks ont augmenté au cours du même mois, entraînant une baisse des prix. Un hiver européen froid pourrait faire chuter les stocks à des niveaux historiquement bas (environ 10% des capacités). En revanche, des températures douces, conformes à celles de l'hiver 2018-2019 par exemple, permettraient que les stocks se retrouvent à des niveaux plus normaux d'environ 30% au printemps.
En fin de compte, la hausse des prix du gaz stimulera l'offre, que ce soit via la capacité supplémentaire du nouveau gazoduc Nord Stream 2 une fois que son enregistrement en tant que société allemande aura été autorisé, ou via les États-Unis qui opèrent traditionnellement comme producteur marginal.
Le hiatus allemand
Le processus d'approbation a probablement été ralenti par un hiatus dû à la situation politique allemande. Jusqu'à la semaine dernière, l'Allemagne négociait la formation du nouveau gouvernement fédéral suite aux élections générales de septembre et au départ d'Angela Merkel après un mandat de presque seize ans à la tête du pays. Le 24 novembre, le parti social-démocrate (SPD) d'Olaf Scholz a annoncé la formation d'une coalition tripartite, comprenant le parti des Verts et le parti libéral-démocrate (FDP). Si l'accord est entériné, M. Scholz prêtera serment en tant que chancelier dans la semaine du 6 décembre.
Les États-Unis et l'Allemagne divergent sur la question du nouveau gazoduc. Alors que le gouvernement allemand a soutenu sa construction, l'administration Biden adopte un ton plus hostile que sa prédécesseure à l'égard de la Russie. La semaine dernière, les États-Unis ont imposé de nouvelles sanctions à un navire impliqué dans la construction de Nord Stream 2. Les États-Unis ont commencé à imposer des sanctions aux responsables gouvernementaux et aux entreprises russes en 2014, avec des restrictions de voyage et des gels d'actifs sur une liste de plus de 700 entreprises et particuliers, selon Bloomberg. « Nous continuons à travailler avec l'Allemagne et d'autres alliés et partenaires pour réduire les risques liés au pipeline », a déclaré la semaine dernière le secrétaire d'État américain, Antony Blinken, dans un communiqué.
Après le sommet de juin 2021 à Genève, les présidents Joe Biden et Vladimir Poutine pourraient se rencontrer à nouveau au début de l'année prochaine. Les tensions entre la Russie, l'UE et les États-Unis sont fortes depuis que la Russie a annexé la péninsule de Crimée dans le sillage de la révolution ukrainienne de 2014. Ces dernières semaines, les États-Unis et l'Union européenne ont fait part de leur inquiétude concernant les mouvements de troupes russes à la frontière ukrainienne. Une escalade dans le bras de fer sur l'Ukraine semble peu probable pour l'instant, car elle risquerait de compromettre le processus d'approbation de Nord Stream 2. En attendant, les migrants qui se massent à la frontière polonaise sont piégés du côté biélorusse, ce qui crée une confrontation humanitaire avec l'UE. Le président biélorusse Alexandre Loukachenko a déclaré qu'il n'obligerait pas les migrants, originaires pour la plupart du Moyen-Orient, à partir.
Dépendance énergétique
Parmi les principales économies mondiales, la Russie est la seule exportatrice nette de pétrole, de gaz naturel et de charbon. En tant que deuxième productrice mondiale de pétrole et première productrice de gaz naturel, la production et les prix de l'énergie constituent la pierre angulaire de l'économie russe. La décision de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), plus la Russie, d'augmenter la production de pétrole l'année prochaine pourrait se retrouver sous pression en raison de la décision des États-Unis de débloquer 50 millions de barils de pétrole brut de leurs réserves stratégiques. Le cartel qui, traditionnellement, attend que la demande augmente avant d'accroître sa production, doit se réunir le 2 décembre. L'augmentation des contaminations, la nouvelle variante du Covid et les nouvelles restrictions imposées dans de nombreux pays, notamment en Europe centrale et orientale, pourraient commencer à miner la demande de pétrole.
La situation budgétaire de la Russie est solide et le budget triennal du gouvernement prévoit des excédents en 2022-23. Néanmoins, le faible taux de vaccination du pays, la hausse des contaminations liées au Covid et les mesures sanitaires se répercuteront sur la croissance de 2022. Nous tablons sur une croissance de l'économie de 2,8% en 2022, les faibles dépenses budgétaires et les taux d'intérêt élevés du pays agissant comme des freins. Depuis mars 2021, la banque centrale de Russie a augmenté son taux directeur de 325 points de base à 7,5%. Avec une inflation de 8,1%, le cycle de hausse des taux pourrait toucher à sa fin ; nous nous attendons à ce que le taux directeur culmine à 8,5% l'année prochaine.
Cette année, la banque centrale de Russie a surpris les investisseurs par sa posture plus restrictive. En laissant entendre qu'un taux directeur neutre de 5-6% ne sera pas atteint avant 2023, les attentes de marché concernant les taux à trois ans ont dépassé 8%. Ce chiffre est supérieur aux orientations de la banque centrale et suggère que les hausses de taux sont intégrées dans les rendements actuels. Si de nouvelles perturbations dues à la pandémie devaient retarder la reprise mondiale, la baisse de la demande en énergie qui en résulterait et le ralentissement de l'économie russe pourraient soutenir les obligations libellées en roubles, offrant ainsi un point d'entrée intéressant pour les investisseurs.
Bien entendu, la volatilité géopolitique et les sorties de capitaux des investisseurs étrangers représentent un risque. Toutefois, la part des détenteurs étrangers sur le marché national des obligations gouvernementales est déjà proche d'un niveau historiquement bas et reflète les tensions géopolitiques. Dans ce contexte, de nouvelles tensions sur le plan international devraient moins perturber le marché que par le passé.
Stimulé par la hausse des cours du pétrole, le marché actions russe a été parmi les plus performants de 2021 en dollars américains, surperformant de presque 20% l'univers des marchés émergents. Les valorisations sont inférieures à celles des marchés émergents depuis longtemps et l'amélioration des attentes bénéficiaires pourrait soutenir cette vigueur. Le secteur du pétrole et du gaz représente 47% de la capitalisation boursière. Si l'on inclut les banques et les sociétés minières, cette part s'élève à plus de 75%, ce qui rend le marché actions russe sensible à la croissance mondiale. Pour les détenteurs de titres russes, les principaux risques seraient la survenue de nouvelles sanctions et la volatilité des prix de l'énergie.
Le rouble russe devrait être soutenu par la hausse des prix de l'énergie qui, à son tour, stimule la balance courante nationale. Le taux de change par rapport au dollar américain devrait rester stable, autour de 69-74 roubles. Le principal risque ici serait une détérioration des relations entre les États-Unis et la Russie.
Pour les portefeuilles multi-actifs globalement diversifiés, le risque potentiel serait qu'une hausse importante et persistante des cours du pétrole et des coûts de l'énergie pèse sur les autres classes d'actifs. Un impact qui ferait plus que compenser les gains découlant d'une exposition directe aux actifs liés à l'énergie bénéficiant de la hausse des prix.