Sur la taxation des GAFA, la Commission Européenne vient de réaliser un superbe rétropédalage dont nous avions annoncé les contours dès le mois de septembre. Si l‘hypothèse d’une taxe sur le chiffre d’affaires des entreprises numériques dégageant plus de 750 millions € de revenus est toujours avancée, ce n’est plus qu’à titre provisoire. Une autre taxe devrait se mettre en place, qui n’a pas encore fait l’objet d’un accord formel dans l’Union. Cette autre taxe (qui serait, elle, durable) paraît déjà extrêmement mal taillée. Tout laisse à penser que ce dossier est encore très loin du passage à l’acte.
On se disait bien que l’idée absurde de Bruno Le Maire, de taxer le chiffre d’affaires et pas les bénéfices, ne devait pas avoir un grand avenir. Jugée très brillante en France, la proposition comportait en effet le risque de se retourner contre les exportateurs européens eux-mêmes.
Que diraient les producteurs de Cognac si le Japon ou les États-Unis leur demandaient de céder 5 ou 10% du chiffre d’affaires qu’ils réalisent dans ces pays? Dans la pratique, il ne s’agirait pas d’autre chose que d’une barrière douanière dont l’Union Européenne fait le reproche aujourd’hui aux États-Unis dans le secteur sidérurgique. Et au jeu des rétorsions commerciales, l’Europe a beaucoup à perdre.
Les risques de la solution française au problème des GAFA
Dans la pratique, cette proposition par la France et imposée au forceps à la Commission, contre l’avis de l’Irlande, des Pays-Bas et du Luxembourg, pose un vrai problème au regard des engagements européens dans le libre commerce mondial. On voit mal comment les principaux pays lésés par une solution visant les groupes numériques réalisant des chiffres d’affaire supérieurs à 750 millions € ne prendraient pas de sévères mesures de rétorsion contre le protectionnisme européen. En l’espèce, seuls la Chine et les États-Unis sont visés par ce dispositif.
La Commission Européenne l’a très bien compris, et ne propose plus cette solution qu’à titre transitoire:
Ce système s’appliquera uniquement à titre provisoire, jusqu’à ce que la réforme globale ait été mise en œuvre et prévoie des mécanismes intégrés pour réduire la possibilité de double imposition.
La France, qui a adoré crier victoire sur ce projet, évite bien entendu de souligner que son idée saugrenue devrait rapidement disparaître. On comprend entre les lignes que cette taxe sert surtout de chiffon rouge dans la guerre commerciale de l’acier, mais qu’elle n’a pas vocation à survivre à celle-ci.
La solution durable d’une taxe généralisée sur les bénéfices du Net
À la place de cette improbable taxe sur le chiffre d’affaires, la Commission Européenne devrait préférer une taxe beaucoup plus pénalisante sur les bénéfices des groupes numériques répondant à l’un des trois critères suivants:
– elle génère plus de 7 millions € de produits annuels dans un État membre;
– elle compte plus de 100 000 utilisateurs dans un État membre au cours d’un exercice fiscal;
– plus de 3000 contrats commerciaux pour des services numériques sont créés entre l’entreprise et les utilisateurs actifs au cours d’un exercice fiscal.
D’un coup de passe-passe, on tombe donc d’un plancher de 750 millions de revenus à un sous-sol de 7 millions de profit dans un État-membre, ou à plus de 100.000 utilisateurs.
Moscovici a expliqué clairement les avantages de cette solution: « Notre proposition ne vise pas une société ou un pays en particulier. Nous estimons que quelque 150 entreprises entrent dans le viseur de nos propositions. Elles sont européennes, américaines, asiatiques et autres. »
Voilà qui s’appelle un rétropédalage. Pour éviter la guerre commerciale, la Commission va aussi taxer les entreprises européennes.
Un projet mal ficelé
On notera que les seuils fixés par les textes introduisent une superbe discrimination sur le marché européen. Les critères s’apprécient par État membre. 100.000 utilisateurs dans un État, ça risque d’être beaucoup plus facilement atteint en France… qu’au Luxembourg, qui ne compte que 400.000 habitants. La présence numérique risque donc de coûter très cher à des sites comme Meetic, qui revendiquent plus d’un million d’inscrits en France…
La fixation d’une volumétrie d’activité unique et applicable à tous les pays de l’Union risque donc de soulever de longs commentaires. Sauf à vouloir protéger le Luxembourg, qui, du fait de sa population, remplira peu les conditions d’imposition. Mais là encore, la logique de la Commission fait le jeu des sempiternelles asymétries fiscales sur le continent.
La taxation des GAFA est-elle un problème philosophique?
Reste un problème de fond sur la notion de taxation des GAFA.
Dans la pratique, l’enjeu est de taxer la valeur créée par l’analyse des données collectées sur les individus membres des réseaux sociaux ou utilisateurs des produits numériques visés (comme le moteur de recherche Google). Dans l’ancien monde, la valeur était attachée à un produit physique qu’il était facile de territorialiser.
Avec Internet, toute la question est de savoir si la valeur produite dans la chaîne de la data se situe du côté de l’individu générateur, à son insu, d’informations, ou du côté des algorithmes de traitement de ces données. Assez logiquement, tout porte à croire que la valeur soit du côté des algorithmes et non du côté de ceux qui y sont analysés…
La proposition de la Commission Européenne place la valeur du côté des personnes. On n’en sera guère étonné. D’une certaine façon, le RGPD constitue une première réponse protectionniste à ce problème. Il n’en reste pas moins que l’arbitrage de la Commission est fragile et que nous sommes probablement très loin d’un règlement définitif du problème.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog