Une France moderne : 36 000 clochers, mais beaucoup moins de communes !

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Par Gaspard Koenig Modifié le 17 juin 2014 à 12h38

La France est connue pour ses 36 000 clochers. Ils devraient sonner le tocsin de la gabegie : les dépenses des communes ont augmenté de 7% en quatre ans, tandis que près de 200 000 nouveaux agents communaux ont été embauchés en dix ans ! Le regroupement en intercommunalités a créé des doublons sans gains d'efficacité notables, tandis que la diminution des transferts de l'Etat a été largement compensée par de nouvelles ressources et par la hausse des impôts locaux (la taxe d'habitation, par exemple, a augmenté de 23% depuis 2000). Quiconque conduit à travers les rond-points fleuris des villages français comprend que, dans un pays surendetté, le sens des priorités laisse encore à désirer...

La rationalisation du « mille-feuille territorial » français doit donc passer par une diminution radicale du nombre de communes. Cela devrait non seulement générer des économies de l'ordre de 7 Md€ et simplifier la répartition des compétences entre collectivités, mais aussi mettre fin aux prébendes et au clientélisme des petits élus locaux.

A une époque où la notion traditionnelle de « village » est en plein bouleversement sous le double effet de la rurbanisation et de la dispersion de l'habitat, il n'y a plus aucune raison pour que la commune soit rattachée à un clocher. Au contraire, l'éloignement de la figure du maire permettrait sans doute de ranimer la société civile dans nos villages !

La dérive des finances des collectivités locales est en grande partie due aux communes

Les finances des collectivités locales sont en apparence bien gérées : le secteur des administrations publiques locales est le plus petit des trois sous-secteurs des administrations publiques (21% des dépenses publiques et 11% du PIB), le moins endetté (9% du PIB), et il ne représente que 3% du déficit public national (0,2% du PIB en 2011). En outre, la « règle d'or »[1] ne permet aux collectivités de s'endetter que pour réaliser des investissements, les contraignant à voter des budgets où la section de fonctionnement est à l'équilibre – rigueur à laquelle l'Etat lui-même ne s'astreint pas. C'est peut-être cette première impression qui a longtemps préservé les collectivités de l'effort de maîtrise des dépenses publiques : la Cour des comptes n'a rendu pour la première fois un rapport public thématique sur le sujet qu'en octobre 2013, et les dotations de l'Etat aux collectivités vont baisser pour la première fois de l'histoire en 2014.

C'est heureux qu'enfin les collectivités soient considérées comme un champ de réduction de la dépense publique, car, en réalité, la dépense locale ne cesse d'augmenter. Elle a augmenté de 3,2 points de PIB depuis 1983, ce qui correspond à une augmentation moyenne en volume de 2,9% par an. La dette des collectivités est ainsi passée de 85 à 174 Md€ depuis 1981, en euros constants. La décentralisation ne joue qu'un rôle marginal dans ce phénomène : plus de la moitié de cette progression (1,8 point) est indépendante des transferts de compétences.

Pire, cet accroissement des dépenses est peu efficace : il est principalement dû aux dépenses de fonctionnement, qui ont triplé depuis 1983 alors que l'investissement n'a crû que de 65%. La part des dépenses de fonctionnement dans les budgets locaux est ainsi passée de 39 à 52%. Plus inquiétant encore, l'accroissement des dépenses de personnel est la principale cause de cette augmentation : de 2002 à 2011, la fonction publique territoriale s'est étoffée de 283 000 membres hors décentralisation (+ 19%). La Cour des comptes a souligné de nombreuses dérives, parmi lesquelles l'absentéisme pour maladie ordinaire, qui coûte au total 1,2 Md€ par an, et qui ne semble pas devoir se justifier par les conditions de vie des agents des collectivités puisque ces derniers bénéficient souvent de réductions du temps de travail par rapport aux 1 607 heures annuelles réglementaires.

Ces dérives sont essentiellement imputables au bloc communal (communes et intercommunalités) qui, fort de l'attachement des Français à la figure du maire[2] et du poids que lui donne sa surreprésentation institutionnelle résultant du nombre de communes, n'a jamais réalisé d'effort budgétaire. Le bloc communal est le principal responsable des hausses de dépenses de personnel, avec une hausse de 188 000 agents de 2002 à 2011 là où la croissance des effectifs des départements et des régions hors décentralisation était respectivement de 35 000 et 14 000. Les dépenses des communes et des intercommunalités semblent dériver gravement, puisqu'elles ont augmenté respectivement de 7% et de 21% sur la période 2008-2012...

De plus, le bloc communal est celui qui concentre le plus de doublons, notamment avec le développement de l'intercommunalité dont « l'abondance des moyens a reporté la recherche d'économies d'échelle », ainsi que l'a souligné un rapport sénatorial[3]. Le bloc communal est plus généralement celui où « les possibilités de gains de productivité » sont les plus nombreuses avec, par exemple, une augmentation des charges de gestion courante de 6% pour les intercommunalités en 2012, n'ayant pas donné lieu à diminution pour les communes (stabilité)[4].

L'addiction à la dépense publique bloque toute réforme des collectivités locales

Cette dérive lente et continue, mais discrète, des dépenses locales s'explique en partie du fait que les collectivités condensent beaucoup des travers de la gestion publique en France.

Les élus considèrent la dépense publique comme bonne en soi. Les collectivités s'inscrivent dans une démarche politique où la taille de leur budget est un des attributs essentiels de pouvoir, notamment dans leur rapport de force contre l'Etat. Cette fascination pour la dépense publique est en particulier vraie pour l'investissement public : la formation brute de capital fixe des administrations publiques locales (c'est-à-dire l'investissement) représente 70% de l'investissement public civil (45,4 Md€ en 2012), ce qui permet aux élus de toujours mettre en garde le Gouvernement contre l'effet récessif immédiat qu'aurait une baisse de leurs ressources. Cela explique largement la hausse continue des impôts locaux : depuis 2000, la taxe d'habitation a augmenté de 23% (ce qui a fait passer les montants perçus de... 11 à 19 Md€!), la taxe foncière sur les propriétés bâties de 25%, et la taxe foncière sur les propriétés non bâties de 10%.

Il faudrait au contraire s'interroger sur l'apport socio-économique des investissements locaux, et le comparer avec l'effet positif qu'apporterait une baisse des impôts locaux[5]. On peut tout de même se demander si le record français de construction de ronds-points fleuris – 500 nouveaux sont construits chaque année ![6] – et de salles des fêtes sert véritablement le pays... Sans parler de la course au label de « village fleuri », qui mobilise près d'un tiers des communes françaises !

Cette tendance est peu susceptible de s'inverser puisque, en dépit de la réduction des concours de l'Etat aux collectivités de 1,5 Md€, de nombreuses ressources nouvelles leur sont allouées : affectation de frais de gestion de la taxe foncière sur les propriétés bâties aux départements pour 830 millions d'euros ; augmentation du taux plafond des droits de mutation à titre onéreux pour un montant total potentiel estimé à plus d'un milliard d'euros ; création d'un fonds de soutien aux collectivités ayant souscrit des emprunts toxiques de 100 millions d'euros par an...[7]

Qui dit budgets pléthoriques dit luttes féroces pour en prendre le contrôle. Alors que la décentralisation devrait être abordée comme une démarche de gestion et de rationalisation de l'action publique, elle est aujourd'hui utilisée par les collectivités pour étendre leurs compétences et leur pouvoir, dans une sempiternelle lutte d'influence entre communes, départements et régions entre eux, ainsi qu'entre les collectivités et l'Etat. Cette approche accentue l'enchevêtrement des compétences, l'augmentation des dépenses publiques par la multiplication des doublons et la perte des économies d'échelles, et la complexité de l'organisation locale[8]. La loi de modernisation de l'action publique et territoriale et d'affirmation des métropoles est symptomatique de ce travers : elle crée des « conférences territoriales de l'action publique », instances de concertation locale destinées à mieux organiser les compétences sans disposer de réels pouvoirs ; elle transfère la gestion de fonds européens aux régions, alors que l'expérience alsacienne montre que ce changement de responsable n'apporte rien ; elle prétend apporter l'exemple d'une simplification avec la substitution de la Métropole de Lyon au département du Rhône sur le territoire de cette dernière, alors qu'un tel mécano institutionnel aboutit à une situation bancale et complexe où coexistent un département anémié et une métropole hypertrophiée.

La prégnance des droits acquis entrave toute réforme et génère une inextricable complexité. Aucune réforme n'ose remettre en cause les budgets locaux. La dotation globale de fonctionnement, principale dotation de l'Etat d'un montant de 40 Md€ en 2014, est devenue totalement illisible[9]. De même, chaque compétence transférée dans le cadre de la décentralisation doit être compensée à l'euro près, générant une lourdeur de suivi et des effets cliquets nombreux, puisque les montants de compensation restent constants quand bien même les dépenses baisseraient...[10] Le principe de non tutelle d'une collectivité sur une autre, destiné à préserver une forme de « souveraineté » locale de chaque collectivité, freine la rationalisation de l'organisation locale. Le principe d'autonomie financière, lui aussi consacré par la Constitution, assure aux collectivités de bénéficier d'un niveau de « ressources propres » au moins égal à celui qu'elles avaient en 2004 et entrave la réforme de la fiscalité locale.

L'Etat est enfin trop protecteur envers les collectivités, au point de les déresponsabiliser. Toujours, il vole à leur secours lorsqu'elles sont en difficulté, et rares sont les situations où elles assument les conséquences néfastes de leurs décisions les plus graves. Certes, la loi les empêche de voter un budget où la section de fonctionnement est en déséquilibre ; bien qu'elle révèle une présomption un peu humiliante d'incurie et d'irresponsabilité financière, cette « règle d'or » est une très sage précaution dont l'usage est généralisé en Europe. Mais l'Etat secourt aussi les collectivités qui, bénéficiant de la liberté laissée dans la gestion de leur section d'investissement, se sont surendettées[11] : un fonds de soutien aux collectivités ayant contracté des emprunts toxiques a été créé en 2014 pour un montant de 100 millions d'euros par an. Les collectivités ayant géré leur dette en dépit du bon sens n'en paieront pas les frais. Ne vaudrait-il pas mieux que, comme Détroit, certaines villes puissent faire faillite ?

Notre proposition : réduire le nombre de communes

Avant toute réforme, il conviendra de réduire les nombreuses protections constitutionnelles des collectivités. La Constitution consacre des garanties techniques qui n'y ont pas leur place. Il faudrait ainsi et sans nul doute supprimer de la Constitution, pour les ramener au niveau législatif ou organique, le principe de non tutelle (article 72), le principe d'autonomie financière (article 72-2), le principe de compensation à l'euro des compétences transférées pour permettre une compensation plus globale (article 72-2). La question de la pertinence de l'affirmation posée dès l'article premier de la Constitution que « l'organisation de République est décentralisée » se pose, car il s'agit d'une part, d'une règle de pure gestion relative à l'organisation des services publics, et d'autre part, d'une disposition qui reste largement déclaratoire.

Sur le fond, notre analyse montre que la réforme du mille-feuille territorial doit viser le bloc communal, et non pas les départements et les régions. Le Gouvernement, comme l'opposition, se trompent d'objectif en la matière. La fragilité de l'organisation territoriale française ne provient pas tant du nombre d'échelons, proche de celui de nos voisins (l'Italie en a quatre, l'Espagne trois, l'Allemagne trois), que de l'éclatement du bloc communal qui conduit à l'existence d'un grand nombre de communes n'ayant pas la taille critique. Cet émiettement alourdit les frais de gestion et nuit à la qualité du service public : plutôt que considérer qu'il est bon d'avoir autant de petites bibliothèques, centres culturels, piscines et stades municipaux que de clochers, ne faudrait-il pas en réduire le nombre pour en améliorer la qualité ?

Une seule solution donc : réduire le nombre de communes. Les chiffres sont connus : la France compte la moitié des communes d'Europe... L'ampleur de la simplification dépend du seuil choisi pour constituer une commune : 20 000 communes comptent moins de 500 habitants, 34 000 moins de 5 000, quasiment 36 000 moins de 10 000, tandis que seules 442 communes comptent plus de 20 000 personnes. Une telle réforme est possible, puisque d'autres l'ont fait : le Danemark a fixé un seuil à 20 000 habitants en 2007, divisant le nombre de ses communes par trois[12].

Bien qu'il ne soit pas possible d'estimer précisément le montant d'économie qui découlerait d'une rationalisation des communes et intercommunalités, quelques ordres de grandeur peuvent être dégagés : premièrement, la seule suppression d'un nombre élevé d'élus permettrait d'économiser plusieurs centaines de millions d'euros, puisque le montant total des indemnités des élus du bloc communal se monte à 1,4 Md€[13]. Deuxièmement, une économie de 4 Md€ pourrait être faite sur la masse salariale, soit 10% des 40 Md€ de dépenses de personnel engagées par le bloc communal en 2012. Enfin, 2,2 Md€ pourraient être économisés sur les frais et charges externes selon le même raisonnement (sur 22 Md€ en 2012). En cumulant ces trois éléments, on obtient un total d'économies proche de 7 Md€.

Au-delà de ces critères comptables, la réduction du nombre de communes correspond à un changement culturel de fond. Comme l'a montré l'ethnologue Pascal Dibié dans Le Village Métamorphosé, la rurbanisation brouille la frontière entre espace urbain et rural, au point qu'aujourd'hui la notion de « village » organisé autour d'un clocher est largement dépassée. Souvent, le village devient un « lieu de passage » pour les habitants, tandis qu'à l'inverse les nouveaux venus, poussés par ce qu'on a baptisé « l'évasion urbaine », peuvent choisir de s'installer dans des lieux plus isolés. Cette nouvelle tendance à la dispersion de l'habitat, si elle pose des problèmes pour les espaces naturels et agricoles, est en passe de bouleverser et de redéfinir les liens sociaux ruraux et périurbains. Les dernières pages de La Carte et le Territoire, dernier roman de Michel Houellebecq, décrivent ainsi le héros, l'artiste Jed Martin, réinvestissant la maison de ses grands-parents en s'isolant le plus possible de ses voisins. Les villages se jouent à eux-mêmes le jeu de la tradition, mais le sens de la communauté a disparu depuis longtemps, cédant la place à des individus semi-nomades, portant avec eux, du bout de leur connexion wi-fi, tout leur univers.

On peut le regretter, ou au contraire y voir la promesse d'un monde plus mobile et plus créatif. Toujours est-il qu'il serait factice de continuer à considérer le village comme la cellule de base du corps politique. Les 64 communes où aucun candidat ne s'est présenté pour les élections municipales de cette année nous envoient un message clair. Le maire n'est plus un notable républicain, mais au mieux un gestionnaire, au pire un potentat. Il faut en tirer les conséquences et reconfigurer les communes au niveau où la gestion en serait la plus efficace. Cela aurait l'avantage non négligeable de supprimer quelques centaines de milliers d'élus, et autant de baronnies.

Enfin, ne serait-il pas, du point de vue de la philosophie politique, plus sain de distinguer le tissu social d'un village de sa structure administrative ? On peut faire vivre son village sans recourir aux pouvoirs publics, à l'heure où se développe l'autogestion des services publics. On peut monter des associations financées par des contributions volontaires, sans passer par les arcanes de la mairie. Tocqueville notait qu'aux Etats-Unis s'étaient établies « dans chaque cité, et pour ainsi dire dans chaque village, de petites associations ayant pour objet l'administration locale », qui faisaient vivre au quotidien la société civile. La fusion des communes n'encouragerait-elle pas l'essor de telles structures autonomes, au lieu que chaque problème finisse toujours sur le bureau du maire, nourrissant l'intrigue et l'arbitraire ?

Les modalités pratiques

On peut imaginer trois options pour réduire le nombre de communes – de la plus douce à la plus radicale :

- Imposer des sanctions financières aux communes de petite taille pour les inciter à fusionner en des « communes nouvelles », catégorie pour laquelle les structures juridiques existent.

- Fixer un seuil minimum pour l'existence d'une commune avant les prochaines élections municipales (2020), forçant ainsi les communes se trouvant en-deçà du seuil à se regrouper. Juridiquement, la fixation d'un seuil pour permettre à une commune d'exister ne requiert pas de modification de la Constitution. Cette dernière consacre l'existence des communes, mais ne définit pas de critères de population. Son article 72-1 prévoit quant à lui que « la modification des limites des collectivités territoriales peut donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi ». Redéfinir la carte communale appellerait ainsi le vote d'une loi, dont une partie serait certainement de niveau organique, comme l'a exigé le redécoupage de la carte cantonale.

- Absorber les communes dans les intercommunalités (au nombre de 2 500) dont les membres seront élus pour la première fois au suffrage universel direct cette année et gagneront donc en légitimité. La fusion pure et simple des communes dans les intercommunalités n'est pas possible dans le cadre constitutionnel actuel : les intercommunalités ne sont pas des collectivités consacrées par la Constitution. A supposer cet obstacle résolu, la Constitution ne permet pas non plus de faire des communes de simples antennes des intercommunalités, puisque le principe de non tutelle empêche de donner autorité à une collectivité sur une autre. En revanche on pourrait redécouper la carte communale de façon à ce qu'elle coïncide avec celle de l'intercommunalité. Cette option permettrait en outre de faire disparaître l'un des quatre échelons des collectivités territoriales que connaît la France aujourd'hui. Les mêmes obligations de consultation de la population que dans l'hypothèse précédente devraient être respectées.

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Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, agrégé de philosophie, Gaspard Koenig est Président du think-tank GenerationLibre. Il est également l'ancienne plume de Christine Lagarde.

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