La loi et les contrats de travail

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Par Jacques Bichot Publié le 17 mars 2016 à 5h00
Manifestation Loi Travail El Khomri
@shutter - © Economie Matin
27 000Entre 27 000 et 100 000 personnes ont manifesté mercredi à Paris contre le projet de loi travail.

Au moment où une grande agitation se manifeste à propos du projet de loi El Khomri, et surtout à son encontre, il n’est pas inutile de prendre un peu de recul. Réfléchissons donc quelques instants aux principes qui devraient guider toute réforme du Code du travail au pays des droits de l’homme et particulièrement de la liberté.

Certains salariés sont des travailleurs relativement interchangeables, qui n’ont pas d’attachement particulier pour l’entreprise qui les emploie. D’autres entretiennent avec leur entreprise, leur administration ou leur association un lien beaucoup plus fort ; même s’ils n’y sont pas irremplaçables, ils souhaitent vivement y faire carrière. Enfin, il existe des salariés quasiment indispensables, sur lesquelles l’entreprise a beaucoup misé, et dont le départ serait catastrophique. Pourquoi faudrait-il que les liens entre l’employeur et l’employé soient juridiquement les mêmes dans chacun de ces cas ?

Prenons d’abord les « piliers » d’une entreprise ou d’un organisme, les personnes indispensables. Il n’est pas logique que l’employeur ne puisse pas s’assurer leur maintien dans son organisation en leur demandant de renoncer, en échange de certains avantages, par exemple une rémunération élevée et/ou une participation aux résultats, voire au capital s’il s’agit d’une société, à la faculté dont dispose le salarié, conformément au droit du travail, de donner sa dédite à tout moment moyennant un court préavis. Il ne s’agit pas de retenir contre son gré quelqu’un qui a envie de partir, mais il serait logique que cette rupture puisse avoir un prix, comme le licenciement en a un.

Le contrat de travail est souvent trop asymétrique : les droits du salarié qui peut rompre le contrat à tout moment sans rien devoir à son employeur sont excessifs dès lors que ce salarié bénéficie d’avantages spécifiques liés à sa très forte utilité pour l’entreprise. Un excellent salaire, une participation aux bénéfices très intéressante, peut-être un accès au conseil d’administration, ces avantages doivent avoir une contrepartie en cas de départ : il serait logique et équitable que le contrat de travail puisse prévoir une indemnisation de l’entreprise en cas de rupture unilatérale du contrat par le salarié occupant un poste clé.

À des niveaux plus modestes, la logique de l’échange équitable devrait également prévaloir. Le salarié qui veut être libre de partir à tout moment, que cela arrange ou non son employeur, devrait accepter que symétriquement ledit employeur soit libre de mettre fin à son emploi sans rien lui devoir. En somme, nous avons besoin d’un contrat de travail temporaire, d’une durée relativement courte (la semaine, le mois, le trimestre, éventuellement l’année), reconductible tacitement et dénonciable moyennant un certain préavis, mais sans indemnité, par l’une comme par l’autre partie.

Pour les personnes qui visent la stabilité de l’emploi, sans posséder pour autant une qualification justifiant un traitement très spécial, un contrat de stabilité devrait pouvoir leur donner satisfaction tout en ménageant l’intérêt de l’employeur : l’accord se ferait sur la garantie d’un maintien dans l’emploi, moyennant par exemple diminution du temps de travail et de la rémunération, en cas de baisse des commandes (ou de la charge de travail, dans un service public). Symétriquement, en cas de « coup de feu », l’employé aurait l’obligation d’effectuer des heures supplémentaires, sauf raison particulière. Ce contrat de souplesse, manifestant une association particulière aux heurs et malheurs de l’entreprise, pourrait très logiquement être assorti de clauses spécifiques relatives à la participation aux bénéfices.

D’autres arrangements seront certainement imaginés par des employeurs et des employés imaginatifs : la loi de l’État devrait leur donner la possibilité de devenir « la loi des parties », selon la jolie formule utilisée pour indiquer le caractère éminemment respectable des contrats, sous réserve qu’ils soient librement consentis et ne soient pas léonins, c’est-à-dire qu’ils n’abusent pas de la situation de faiblesse de l’un des contractants.

Nous ne demandons pas que de tels types de contrats, fournis à titre d’exemples, soient inscrits dans une loi. Plutôt que de définir a priori un nombre limité de formules contractuelles autorisées, le code du travail ne devrait-il pas simplement indiquer les arrangements illicites, de façon à ce que les employeurs, les salariés et les juges prudhommaux sachent ce qui est interdit ?

La Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui a valeur constitutionnelle, dispose en son article 4 que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ; en son article 5 que « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société », précisant que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché ». Ces phrases fortes et simples, dont la clarté contraste avec le charabia qui obscurcit trop souvent le code du travail et maints autres textes de loi, jettent la suspicion sur la constitutionnalité de dispositions consistant à imposer l’usage exclusif de quelques modèles de contrats de travail : comment se pourrait-il que ces types de contrats soient les seuls à ne pas nuire à autrui ?

Notre législation du travail doit évidemment donner aux salariés les moyens légaux de ne pas se faire exploiter par des employeurs peu scrupuleux. Mais il existe aussi des employés qui portent tort à l’organisme qui les emploie, et la loi doit aussi protéger l’employeur. Elle ne peut pas obtenir ce double résultat en imposant le recours à un nombre limité de formules prévues à l’avance par les pouvoirs publics, car une telle limitation a priori est à la fois contraire aux valeurs républicaines et mauvais pour la bonne marche de l’économie et pour l’emploi.

Un tel propos ne va pas dans le sens des opposants au projet de loi El Khomri qui font grève ou manifestent tandis que j’écris ces lignes. Il ne va pas non plus dans le sens de ce projet, qui ménage trop les préjugés et les intérêts de ceux qui soutiennent un interventionnisme du législateur étranger à l’esprit des auteurs de la Déclaration de 1789. Il s’efforce seulement de remettre un peu d’intelligibilité dans un débat dont l’obscurité condamne au sous-emploi 5 ou 6 millions de Français.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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