Ludovic François professeur affilié à HEC Paris et Romain Zerbib professeur au Groupe IGS, ont codirigé un ouvrage sur la notion d’influence dans la société de l’information (Influentia, la référence des stratégies d’influence aux Editions Lavauzelle). Dans cet ouvrage, et au travers de plus de 20 contributions, ils dissèquent les phénomènes de communication mis en place par l’industrie de la communication. A noter, dans cet ouvrage la participation d’experts mondialement reconnus comme Joseph Nye, le théoricien du concept de Soft Power, ou encore Noam Chomsky, rendu célèbre, notamment, grâce à son ouvrage « la fabrication du consentement, de la propagande médiatique en démocratie ».
Economie Matin : Pourquoi un ouvrage précisément sur le thème de l’influence ?
Ludovic FRANCOIS: Dans nos démocraties et nos économies de marché, l’influence est devenue un outil central. Nombre d’acteurs - politiques, économiques, associatifs - s’efforcent en effet d’orienter, via une vaste palette de moyens techniques, le dispositif de normes, de valeurs et de croyances qui agence et réagence le fonctionnement de nos sociétés. Le fait en effet de peser sur un ou plusieurs de ces leviers permet de domestiquer nos votes, nos achats, nos idées, bref l’avenir de la cité. La concurrence y est donc rude, les idées se concurrencent, se télescopent et finissent ainsi par produire un équilibre, une norme. Et, à l’instar de n’importe quel marché où quelques firmes finissent par former un oligopole, quelques concepts trustent ici l’espace médiatique. Il suffit d’allumer la télé ou la radio pour s’en convaincre : intonation journalistique, formules, et logiques idéologiques identiques, formatées, qui tournent et retournent en boucle et ce, qu’elles collent ou non à la réalité. Et le même phénomène de pensée unique se retrouve dans la sphère économique ou politique. Il nous a en conséquence semblé utile, intéressant de décortiquer les mécanismes sous-jacents qui conduisaient tout à chacun - en liberté - à opter en cœur pour les mêmes idées.
Romain ZERBIB : Un tel environnement médiatique nous expose en effet à un flux permanent de messages spécialement conçus - plus ou moins subtilement - pour orienter nos jugements, nos comportements. Il pose en conséquence la question de la fabrique de l’opinion publique au XXIème siècle, problématique à laquelle nous avons souhaité apporter un éclairage, à travers un minutieux décryptage des process de manipulation économiques et politiques. Le but étant au fond que chacun puisse appréhender avec recul - sur la base de théories et de concepts éprouvés – les techniques employées pour orienter nos votes, nos achats, ou tout simplement nos idées à propos du nucléaire ou du développement durable, par exemple. Trop d’espace a en effet été laissé aux conspirationnistes et autres pseudo-experts au sujet de l’influence. Et ce d’autant plus, qu’il existe de nombreux académiques reconnus à l’échelle planétaire et de grands professionnels de l’influence qui ont énormément de choses passionnantes à nous dire sur le sujet. Notre pari a donc été de les réunir.
Economie Matin : Sur la couverture de votre livre est apposée une interrogation : « êtes-vous sous influence ? » J’ai envie de vous poser la même question « sommes-nous sous influence » ?
Ludovic FRANCOIS : Absolument, nous sommes sous influence. Mais pas celle d’un petit groupe de comploteurs tapis dans l’ombre pour asservir le monde. Non, la réalité est naturellement différente, il se pourrait par exemple que je croise tout à l’heure quelqu’un qui – au détour d’un argument, une histoire, une anecdote - modifie ma vision sur un sujet donné. Or, celui-ci n’a pas pour autant manœuvré pour me contrôler. Mais je comprends le sous-entendu de votre interrogation : sommes-nous victimes de stratégies d’influence visant à paralyser notre sens critique ? Il existe en effet une puissante industrie de la persuasion avec ses stratèges et ses techniciens dont le métier vise explicitement à élaborer et déployer des procédés pour imposer des convictions, modifier nos perceptions : le tout au profit d’un achat, d’un vote ou d’une adhésion idéologique. Et il suffit par exemple d’observer le comportement de ceux qui achètent des montres, avec des mécanismes identiques, à des prix démesurés pour apprécier l’impact de leur savoir-faire. Ici, les consommateurs n’achètent pas exclusivement un objet, mais aussi un statut social : un concept artificiel monté de A à Z par des communicants qui excellent dans l’art de nous faire oublier le produit au profit d’un imaginaire plus rentable. Le système est diablement efficace puisque des consommateurs des classes moyennes n’hésitent plus à s’endetter pour pouvoir arborer fièrement une Rolex au poignet. La sortie des collèges et ses meutes d’adolescents avec leurs sweats logotés Abercrombie, Hollister ou Nike répond également à la même logique.
Economie Matin : Vous avez parlé des marques, mais qu’en est-il exactement sur le plan politique ?
Romain ZERBIB : La dimension politique est particulièrement intéressante car le mécanisme d’influence répond ici à une logique un peu plus complexe. L’industrie des relations publiques est aux manettes du marché électoral, bien entendu. Mais ici, les communicants défendent néanmoins des thèses concurrentes qui finissent par produire un stock d’idées contradictoires, par conséquent utiles à la formation du point de vue citoyen : ce qui distingue d’ailleurs nettement nos démocraties des systèmes totalitaires. Néanmoins, la vitesse de circulation des données, combinée à l’explosion des supports de diffusion, a produit une rupture radicale en faveur des entrepreneurs de l’influence. Il y a quelques décennies encore on suivait - au mieux - le déroulement d’un évènement à travers le journal de 13h, puis celui de 20h et la lecture d’un quotidien le lendemain matin. Aujourd’hui, réseaux sociaux et chaînes d’informations en continue s’emballent, se précipitent et s’auto-influencent, pendant qu’une série d’experts autoproclamés s’expriment à chaud sur l’évènement en cours. Or, là où la pluralité des médias aurait en principe dû délivrer plus de clefs, on s’aperçoit qu’il en ressort un environnement médiatique paradoxalement fébrile, qui délivre parfois sans recul ni analyse, des éléments de langage comme s’il s’agissait d’authentiques analyses critiques. Le tout, avant de passer à la séquence suivante, puis à l’oubli. Le problème c’est que le système électoral, dont nous parlions tout à l’heure, a lui aussi été entrainé dans cette logique de l’instantané avec au moins une conséquence majeure : un accent très net sur les postures médiatiques au détriment des questions techniques. Résultat, nos politiques gesticulent, proposent des mesures à un instant t pour répondre à une séquence particulière, mais n’élaborent guère de vision stratégique à long terme.
Economie Matin : Les communicants ont-ils pris le pouvoir ?
Ludovic FRANCOIS : Pas exactement, encore que dans certains cas, on puisse effectivement se poser la question. Nous pensons en revanche que c’est la communication, en tant que telle, qui a indéniablement pris le pouvoir. Le plus puissant aujourd’hui est celui qui a le plus d’influence. Joseph NYE parle à cet égard de pouvoir doux, de soft power. Le principal écueil d’une telle configuration est certainement le phénomène d’uniformisation de la pensée dont nous parlions tout à l’heure. Les messages sont en effet identiques, construits de la même manière de part et d’autre de l’échiquier politique : tous, en effet, se veulent généreux et altruistes. L’ensemble des candidats utilisent les mêmes ressorts, et cela se traduit au final par un monopole sans partage du politiquement correct qui formate jusqu’aux discours concurrents, au point de les rendre comparables, pour ne pas dire substituables. Et pour cause, il est en effet devenu quasi-impossible d’aborder toute une série de sujets sans se faire médiatiquement sanctionner, se faire sortir du jeu. Notre ministre de l’économie a ainsi fait l’objet d’un lynchage tout à fait caractéristique après avoir tout simplement employé le mot de « pauvre » pour qualifier les plus modestes… Le moindre écart du politiquement correct érigé en norme absolue est, en effet, sanctionné très durement par la sphère médiatique et par les autorités morales. Les termes de sortie de route ou de dérapage ne relèvent plus seulement du vocabulaire de la sécurité routière, ils appartiennent maintenant du champ sémantique d’une sorte de police de la voierie morale. Les Houellebecq, Zemmour, Finkelkriaut, Onfray – pour ne citer qu’eux – en ont d’ailleurs été la cible. Une telle situation nous paraît d’autant plus préoccupante que ces normes émanent au fond d’une minorité pouvant accéder à la sphère médiatique et souvent éloignée des préoccupations de la majorité silencieuse. Cette forme de dictature intellectuelle de la pensée unique finit par produire une crise de la représentation politique avec des français qui n’ont plus confiance dans des élites politiques complétement soumises au système normatif du politiquement correct. En d’autres termes, l’efficacité des stratégies d’influence de quelques uns finit à mon sens par pervertir significativement le principe même de démocratie représentative.
Economie Matin : Comment fonctionne cette mécanique d’harmonisation au juste ?
Romain ZERBIB : Le principe conducteur est relativement simple au fond : suivre la norme procure une série d’avantages, de privilèges… ou plus exactement un accès privilégié aux ressources de l’environnement qu’il s’agisse d’argent, de position ou de réputation. Chaque univers est en effet régi par un système de normes, de valeurs et de croyances auquel il ne fait pas bon déroger, et à plus forte raison lorsque l’on a l’ambition de monter dans l’organigramme du système en question. Mieux vaut par exemple être de gauche pour prendre des responsabilités chez Greenpeace ou encore favorable à l’Euro dans nombre d’institutions européennes. Et la même grammaire de soumission/rétribution opère invariablement qu’il s’agisse d’une firme, d’une association ou d’une administration : toutes sont soumises à un système de normes plus ou moins formalisé, plus ou moins autoritaire. On se retrouve en conséquence avec un ensemble d’acteurs qui - pour des motifs tactiques ou idéologiques – témoignent leur allégeance à l’ordre établi en relayant des positions normées, qui participent au final au renforcement du prêt-à-penser ambiant. Mais là où le bât blesse, c’est que l’environnement est relativement coercitif, il repère puis sanctionne ceux qui dérogent ou menacent de déroger au schéma établi, et dans une démocratie cela signifie : raillerie, discrédit ou encore ostracisme. Et tout l’art de l’influence consiste précisément à instrumentaliser ces mécanismes hautement normatifs de sorte à produire les comportements attendus à l’égard d’une marque, d’un candidat ou d’un conflit. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’actualité témoigne – chaque jour - de l’efficacité de ces procédés.
INFLUENTIA, par Ludovic François et Romain Zerbib, 27,30 euros, Editions Lavauzelle