Est-ce pour que l’érection de ce monument de délire administratif passe inaperçue ? La publication le 7 août de la loi n° 2019-828 de transformation de la fonction publique, qui occupe 90 pages au JO, va probablement passer inaperçue. Pourtant il serait bon que nos concitoyens se rendent compte, en jetant un coût d’œil sur ce chef-d’œuvre bureaucratique, à quel point de dévaluation de la loi nous en sommes arrivés.
Réformer la fonction publique pour la rendre plus efficace est certes une idée sympathique. Mais l’efficacité ne résulte pas d’une accumulation de dispositions législatives, qui seront par surcroît complétées et précisées par des dispositions réglementaires ; elle résulte d’une responsabilisation de chaque fonctionnaire, ou plus exactement de chaque salarié de l’Etat et des autres administrations publiques, en commençant bien entendu par ceux qui exercent une autorité hiérarchique. En forçant un peu le trait, disons qu’une telle loi devrait se limiter à quatre ou cinq lignes telles que :
« Tout agent de la fonction publique est au service de la France. Il a comme devoir d’assumer avec zèle et esprit d’initiative chacune des missions, tâches et responsabilités qui lui sont confiées. L’efficacité est récompensées ; l’insuffisance professionnelle conduit, si elle persiste après avertissement, au licenciement. Toutes dispositions législatives ou réglementaires contraires à ces principes sont abolies. »
Maintien et multiplication des comités Théodule
Dès l’article premier (il y en a 95 !) le ton est donné : il s’agit de modifier un alinéa de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui disposera désormais : « Les fonctionnaires participent par l’intermédiaire de leurs délégués siégeant dans des organismes consultatifs à l’organisation et au fonctionnement des services publics, à l’élaboration des règles statutaires, à la définition des orientations en matière de politique de ressources humaines et à l’examen de décisions individuelles dont la liste est établie par décret en Conseil d’Etat. »
L’article 4 dispose semblablement : « Dans toutes les administrations de l’Etat et dans tous les établissements publics de l’Etat ne présentant pas un caractère industriel ou commercial, il est institué un ou plusieurs comités sociaux d’administration. » Il est même prévu que pour les établissements publics n’ayant pas les effectifs suffisants pour pratiquer en interne cette réunionite « la représentation du personnel peut être assurée dans un comité social d’administration ministériel ou dans un comité social d’administration unique, commun à plusieurs établissements. » Quel dommage et quel scandale, en effet, que la petite taille d’une structure permettre de régler les problèmes sans passer par une commission ! L’accès à un « comité social d’administration » est érigé en droit fondamental des fonctionnaires. D’ici que cet accès soit sanctifié par un addendum à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen…
Après les « comités sociaux d’administration » viennent les « comités sociaux territoriaux », leur équivalent pour les collectivités locales, et les « comités sociaux d’établissement » pour la fonction publique hospitalière. Quant aux « groupements de coopération sanitaire de moyens de droit public », ils ne sont pas oubliés ; leurs comités sociaux d’établissement pourront notamment « connaître des questions relatives aux orientations stratégiques du groupement », à son « organisation interne », etc.
L’agence nationale de contrôle du logement social devant bénéficier elle aussi d’un « comité social d’administration », mais les dispositions correspondantes devant figurer dans le code de la construction et de l’habitation, le législateur a fait à leur intention un copié-collé de ce qui précède, modulo quelques modifications de dénominations.
La même opération se répète pour les agences régionales de santé, parce que dans leur cas c’est le code de la santé publique qui doit être modifié ; pour Voies navigables de France, organisme qui relève du code des transports ; et pour l’Agence de l’outre-mer, également traitée par le code des transports.
Tout cela fleure bon la naphtaline : les règles de fonctionnement de notre administration sont traitées par le législateur – et en fait par la haute administration qui a dû concocter ces textes – comme un ensemble de costumes désuets dont il faut refaire quelques coutures. C’est cela qu’en France on appelle réformer !
Va-t-on « transformer et simplifier la gestion des ressources humaines » ?
C’est ce que propose le titre II de la loi de transformation de la fonction publique.
Le Chapitre Premier de ce titre s’intitule de manière prometteuse Donner de nouvelles marges de manœuvre aux encadrants dans le recrutement de leurs collaborateurs. Il s’agit essentiellement de rendre légalement possible le recrutement temporaire de personnes utiles pour la réalisation d’un projet particulier. Comme de coutume, la loi entre dans trop de détails, sachant qu’ensuite décrets et arrêtés ajouteront inévitablement une couche de précisions ajoutant de la rigidité, mais la direction générale est néanmoins un assouplissement des normes.
Le chapitre second, dédié à la Reconnaissance de la performance professionnelle, remplace l’évaluation et la notation par l’appréciation de la valeur professionnelle. Un entretien professionnel annuel conduit par le supérieur hiérarchique doit « fonder » cette appréciation. Fort bien, mais qui auditera le supérieur hiérarchique ? Le poisson pourrit par la tête, dit la sagesse populaire : c’est à un niveau assez élevé qu’il faut modifier les comportements et les mentalités si l’on veut sérieusement améliorer la gouvernance de nos services publics. Autrement dit, il faudrait que les ministres aient les compétences requises pour évaluer et cornaquer les directeurs d’administration centrale qui sont leurs collaborateurs directs. Comme dit la sagesse des nations, quand on met n’importe qui pour faire n’importe quoi, il s’en tire n’importe comment – et c’est ce que l’on constate régulièrement pour les membres des Gouvernements qui se succèdent.
Bien entendu, le choix des ministres ne peut pas être totalement apolitique, fondé exclusivement sur la compétence, mais il serait très souhaitable que soient réunies les conditions de travail requises pour disposer de personnalités ayant une grande expérience managériale. Souvenons-nous du passage aux Finances de Francis Mer, de 2002 à 2004, que l’intéressé a relaté dans un livre intitulé « Vous, les politiques » : la greffe n’a pas pris. Pourquoi ? La différence culturelle entre le président de la très grande entreprise métallurgique française de l’époque (Arcelor) et la haute administration était un obstacle de taille, mais il existait aussi un hiatus avec ses collègues.
Ce n’est pas à une loi qu’il revient de le dire, mais les changements dont la France a le plus grand besoin ne se produiront que si le choix des ministres et des directeurs d’administration centrale se modifie considérablement. La « transformation de la fonction publique » pour laquelle la loi qui vient d’être promulguée prend des dispositions en grande partie poussives et poussiéreuses, c’est avant tout une affaire de leadership. Malgré leur jeunesse, le président de la République et le Premier ministre ont une pratique du leadership politique qui n’a pas l’originalité requise. La conduite de la réforme des retraites – un sujet sur lequel j’ai quelques lumières – montre hélas qu’ils restent enfermés dans un système de réunions et de négociations qui ne permet pas d’avancer comme il le faudrait.
La loi « de transformation de la fonction publique », comme le projet Delevoye de réforme des retraites, part d’une bonne intention, mais dans les deux cas la ligne directrice reste bureaucratique. On est dans la transpiration, pas dans l’inspiration. Dommage !