Les coopératives, qui claironnent leur attachement à une agriculture durable, prennent la disparition du bon vieux foie gras français qu’on dégustait à Noël. Pour y parvenir, rien de tel que de prétexter une crise de grippe aviaire, dont l’étendue et la réalité sont décidément très changeantes. Bref, on peut se préparer à une forte diminution, dans les prochaines années, de production française de foie gras au profit des foies bulgares et polonais, moins chers à fabriquer.
Le foie gras résiste et signe… trop pour les coopératives subventionnées?
Pour comprendre le contexte dans lequel la crise de la grippe aviaire intervient en France, il faut se replonger dans une interview de 2011, donnée par un importateur gersois de foie gras:
Pour Jean-Jacques Farbos, les produits élaborés en Bulgarie « présentent la même qualité que ceux fabriqués en France. La seule différence – mais en est-ce une?? – c’est qu’en Bulgarie, les canards sont gavés à la pâtée alors qu’en France, ils sont gavés au maïs en grain. Pour moi, c’est une honte de faire payer 200 euros le kilo de foie gras alors qu’à 30 euros, il a le même goût. Tout le monde a le droit de manger du foie gras, le cri du porte-monnaie étant, pour certains, le critère le plus important. » C’est donc pour répondre à une demande du marché, celle des magasins discount, que Jean-Jacques Farbos a créé une marque et une autre société, DLF, basée à Vic-Fezensac qui livre une chaîne de supermarchés discount. « Il n’y a pas que les discount qui demandent des produits moins chers. Cette demande croissante nous a amenés à nous tourner vers les pays de l’Est, la main-d’œuvre y est moins lourde, afin de pouvoir proposer des produits moins chers tout en respectant la qualité. »
Pour vendre plus de foie gras, il faut faire baisser les prix. Et pour faire baisser les prix, il faut délocaliser la production. Voilà qui est simple à comprendre: la filière française coûte trop cher. Les marchands de foie gras rêvent de façon de plus en plus intense d’inonder le marché avec des foies gras pas chers.
Les coopératives françaises ont déjà délocalisé
Les grands acteurs français du marché n’ont pas hésité à délocaliser depuis longtemps. Dès le début des années 2000, ils ont tous massivement investi à l’étranger: Bulgarie, Pologne, Canada, Chine, pour développer une production à moindre prix, perçue par les éleveurs français comme une course à la baisse de qualité.
Sur ce dernier point, les avis peuvent diverger, mais une certitude existe: les prix des foies gras venus d’Europe de l’Est sont beaucoup plus bas, ce qui permet aux consommateurs français d’avoir accès à des foies gras en promotion à Noël. Officiellement, ces foies gras sont français… mais tout le monde sait qu’ils sont généralement importés de Bulgarie ou de Pologne et conditionnés en France avec une origine française.
Les règles d’étiquetage et la grippe aviaire…
Il se trouve qu’un décret pris cet été pose une règle simple: à partir du 1er avril 2017, les étiquettes devront mentionner l’origine réelle du produit et plus seulement le lieu de conditionnement. Pour les producteurs de foie gras, ce changement de réglementation (auquel l’industrie agro-alimentaire a beaucoup résisté) s’annonce comme un désastre: que faire des milliers de tonnes de foie gras stockées dans les frigos en attendant les prochaines fêtes?
L’affichage de leur véritable origine va causer une perte sèche de valeur…
Le foie gras et le paradoxe BMW
Les grandes enseignes françaises du foie gras ont donc un avantage objectif à ternir l’image du foie gras français et à réduire la production dans nos campagnes. Elles disposent en effet d’importants centres de production à bas coûts à l’étranger qui subissent la concurrence dominante des Français chers! C’est le paradoxe BMW: la compétitivité du foie gras français se bâtit sur sa marque, indépendamment de son prix! Pour développer les productions bulgares ou polonaises, les producteurs doivent donc limiter la production en France, de telle sorte qu’elle ne suffise plus à saturer le marché français.
La stratégie qui se dessine est donc simple: limiter la production de foie gras français pour en faire un produit de luxe, et ouvrir de vrais boulevards aux foies gras d’Europe de l’Est, plus rentables.
La grippe aviaire tombe à point nommé
La grippe aviaire tombe donc à point nommé pour justifier une éradication drastique du marché français, en étranglant les petits gaveurs. S’il n’est pas possible de dire que l’opération est orchestrée pour recalibrer le marché, il est en tout cas avéré que l’Etat n’a pas fait ses diligences pour juguler comme il le fallait une épidémie dont peu d’éleveurs mesurent la réalité sur le terrain. Dans la pratique, le déroulement des opérations soulèvent quand même de nombreuses questions sur l’instrumentalisation dont cette grippe fait l’objet pour justifier des abattages massifs pour les seuls canards (les autres volailles n’étant étrangement pas touchées…).
Il est très vraisemblable que nombreuses exploitations (elles sont 30.000 aujourd’hui) disparaissent à cette occasion.
Deux poids deux mesures
Au coeur de la zone d’abattage, les petits gaveurs dépendants des coopératives ne manquent pas de soulever cette étrange différence de traitements: les producteurs en circuit court peuvent continuer à gaver, à abattre et à commercialiser leur foie gras. C’est cette mesure qui retient le plus l’attention: pourquoi, dans une zone géographique donnée, des canards qui courent en plein air échappent-ils à l’euthanasie, s’il est vrai que la contamination est apportée par des oiseaux sauvages.
Dans le choix stratégique qui est fait d’abattre ou non, on devine bien que le fait déterminant est lié à l’introduction commerciale de canetons extérieurs à l’exploitation. Les pouvoirs publics ne pouvaient donner de meilleure preuve de la responsabilité des coopératives (qui fournissent les canetons) dans le développement de l’épidémie.
On le sait depuis décembre, l’épidémie est largement due à la livraison de canetons infectés dans plusieurs départements par Vivadour. Or, ces canetons auraient dû être bloqués au titre du principe de précaution, puisqu’ils provenaient de zones infectées.
La grippe aviaire, produit de l’industrialisation des coopératives
Si l’implication et la préméditation des coopératives dans la diffusion de l’épidémie reste à prouver, il n’en reste pas moins que la stratégie d’élevage intensif promue par les coopératives est là encore au coeur du dossier. Les connaissances scientifiques prouvent que la contamination est d’abord due aux déjections des volailles sur le sol. Celles-ci peuvent rester contagieuse pendant deux mois…
Partout où les éleveurs ont passé le cap de l’élevage intensif pour soumettre leurs exploitations à des cohortes de plus de 10.000 canards, les sols n’ont plus le temps d’éliminer les facteurs de contagion… et dès que la maladie survient dans un élevage, les dégâts sont colossaux et l’intensité du foyer de contagion élevée.
Dans un monde dominé par des élevages amateurs, ces catastrophes ne se produiraient pas…
Mais quelle agriculture voulons-nous?
Contrairement à ce que voudrait une idée tentante, la grippe aviaire n’est pas un accident, ni un épiphénomène. Elle est intrinsèquement liée à l’industrialisation et à la division agricole du travail. Dans les années à venir, l’influenza aviaire se révélera endémique.
Le choix est simple. Voulons-nous une agriculture intensive, qui sera rentable à court terme, mais productrice d’importantes externalités négatives? Ou voulons-nous une agriculture de qualité, imposant des normes plus ou moins protectionnistes, mais garante d’une protection sanitaire…
Si nous n’y prenons pas garde, en tout cas, notre agriculture traditionnelle aura disparu dans les 10 ans.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog