Délivrance des lentilles de contact : une zone de non-droit de la santé ?

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Par Jean-Alexandre Tabard Publié le 14 septembre 2013 à 4h48

La délivrance de produits médicaux est supposée être étroitement encadrée par la loi : leurs modalités d’obtention doivent être précisément définies par les textes en vigueur. Médicaments, prothèses orthopédiques, lunettes… aucun n’y échappe, et c’est bien normal : il s’agit d’un enjeu de santé publique. Et pourtant les lentilles de contact, malgré leur nature, semblent avoir été oubliées dans ce dispositif réglementaire. Les discussions en cours sur le sujet pourraient pourtant être l’occasion de corriger cette omission.

Les lentilles de contact sont un véritable dispositif médical

Comme les lunettes, les lentilles de contact ont pour fonction de corriger l’acuité visuelle du porteur. Elles doivent donc être adaptées à sa vision, et évoluer en fonction. Mais contrairement aux lunettes, il s’agit surtout d’un corps étranger en contact direct avec la cornée, ce qui implique des précautions et des connaissances particulières pour adapter la lentille aux caractéristiques de l’œil. En outre, c’est un produit qui, là encore à la différence des lunettes, doit impérativement être changé régulièrement : il s’agit d’un consommable. Toutes ces raisons imposent un suivi et un accompagnement régulier des porteurs de lentilles par un professionnel de la vue, faute de quoi les risques sanitaires liés à leur utilisation sont démultipliés. Le port de lentilles peut en effet entraîner des infections graves, comme les œdèmes de la cornée ou les abcès oculaires, dont les complications peuvent aller, comme le souligne le Dr Jean-Bernard Rottier, président du Syndicat National des Ophtalmologistes de France, « jusqu’aux greffes de cornée ».

Le Dr Evelyne Le Blond, présidente de la Société française des ophtalmologistes adaptateurs de lentilles de contact, souligne elle aussi l’importance du suivi des porteurs de lentilles. S’appuyant sur une vaste étude réalisée dans 21 CHU ou hôpitaux régionaux, elle affirme que « les porteurs de lentilles non adaptés et non suivis par un ophtalmologiste, ont six fois plus de risques de développer une complication infectieuse sous lentilles ».

Difficile donc lorsque l’on prend ces données en considération de considérer les lentilles comme un simple produit de consommation : en raison de leur nature, leur délivrance doit être médicalement encadrée et elles doivent impérativement faire l’objet d’un accompagnement régulier par un professionnel habilité et formé à la contactologie. Pourtant la réglementation qui les entoure est, à ce jour, plutôt approximative…

Un contexte réglementaire actuel peu explicite

Pour se procurer des lunettes, la procédure est claire : un ophtalmologiste rédige une ordonnance après consultation, grâce à laquelle le patient peut se rendre chez un opticien. Pendant les 3 années suivantes, sauf contre-indication du médecin, l’opticien peut effectuer des réajustements en fonction de l’évolution de l’acuité visuelle du patient. Cette solution permet de désengorger les salles d’attente des ophtalmologistes, qui sont plus que surchargées, tout en offrant au patient la possibilité de disposer d’un suivi régulier par un autre professionnel de la vision plus disponible.

Pour les lentilles de contact, étonnamment, la procédure est bien moins encadrée. En effet, un arrêté ministériel de 1975 a supprimé l’obligation d’ordonnance pour les plus de 16 ans. Pourtant la jurisprudence les qualifie bien de « prothèses », quand la phase dite « d’adaptation » (la période de mise en place et de surveillance pour les primo-porteurs) est décrite comme un « acte médical ». D’ailleurs, la nécessité de disposer d’une ordonnance pour se procurer des lentilles fait clairement à ce jour partie des bonnes pratiques en la matière et est l’usage le plus répandu. En revanche la durée de validité de cette ordonnance n’est pas précisée par les textes – généralement elle s’élève à une année, au terme de laquelle le porteur doit retourner chez l’ophtalmologiste.

En outre, la vente en ligne de lentilles de contact n’est à l’heure actuelle pas explicitement autorisée, ce qui vaut à la France les remontrances de Bruxelles qui la pousse à légiférer au plus vite sur cette question, sous la menace d’une lourde amende.

Une évolution législative en cours… qui risque de ne pas arranger la situation.

Pressé donc par les injonctions européennes, et devant faire face à une situation où l’accès aux soins visuels est plus que difficile (près de 4 mois en moyenne pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologiste), le ministère de la Santé a préparé en urgence un arrêté présenté au printemps aux acteurs de la filière. Ce texte devrait être intégré au projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne dans le domaine de la santé, qui sera discuté à la rentrée. Mais la voie choisie pour satisfaire Bruxelles risque de se faire aux dépens de la sécurité sanitaire des porteurs de lentilles : dans le projet de texte, l’obligation de prescription serait supprimée pour les plus de 16 ans, et il n’est nullement question de la nécessité de leur accompagnement par la suite. Une prise de position qui est réaffirmée dans un autre texte à l’étude : un amendement déposé fin juillet au Sénat dans le cadre du projet de loi de consommation (dite loi Hamon) exclut aussi la nécessité de disposer d’une ordonnance pour les porteurs de lentilles de plus de 16 ans.

Pourtant, si l’objectif de fluidifier l’accès aux soins visuels est tout à fait compréhensible, il est dommage qu’il s’effectue en écartant totalement... l’intervention des professionnels de la filière de la vision. L’obligation d’une ordonnance initiale pour tous est un impératif de santé publique, en raison des propriétés et des fonctions des lentilles de contact : tous les médecins s’en accordent. Quant au suivi, il pourrait tout à fait s’appuyer, pour une période à définir par le législateur avant nouvelle visite chez l’ophtalmologiste, sur un autre professionnel compétent en contactologie.

Tandis que les orthoptistes exercent, la plupart du temps, dans les cabinets d’ophtalmologie ou à leurs alentours, et que leur disponibilité soulève une problématique évidente de couverture du territoire, la France dispose par contre d’un tissu dense d’opticiens. Ceux-ci seraient en mesure, sous réserve de disposer de la formation nécessaire et dans des limites encadrées par la loi, d’effectuer les contrôles réguliers qui sont indispensables à la santé des porteurs de lentilles, et de modifier éventuellement la puissance des lentilles en cas d’évolution de l’acuité des patients – comme ils le font déjà avec les lunettes. Quant à la vente elle-même, elle ne serait pas impactée par ce dispositif qui n’empêche nullement la distribution du produit en boutique ou en ligne – sous réserve de la présentation d’une ordonnance valide.

Vers une évolution raisonnable, et raisonnée, du droit des lentilles de contact

L’encadrement de la délivrance des lentilles de contact est étrangement resté dans une zone juridique floue pendant plusieurs années, alors que la tolérance autour des autres produits de santé ne souffre, c’est légitime, d’aucune approximation. Les derniers textes proposés, loin de résoudre cette imprécision, semblent exclure du champ de la santé ces dispositifs, pourtant loin d’être d’ordinaires produits de consommation. S’appuyer simplement sur la collaboration entre les professionnels de la vue permettrait pourtant de garantir la sécurité des porteurs de lentilles tout leur facilitant le parcours de soins visuels… et de répondre aux injonctions de Bruxelles ! Les parlementaires sauront-ils concilier les enjeux sanitaires, économiques et réglementaires de la délivrance de lentilles de contact ?

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Cadre supérieur de l’industrie pharmaceutique. Diplômé de biologie et d’un mastère spécialisé de Marketing Jean Alexandre Tabard travaille une dizaine d’année dans l’industrie pharmaceutique. Après avoir été chef de produit, puis chef de groupe il est aujourd’hui directeur adjoint du développement d’une société spécialisée dans les essais cliniques. Il souhaite s’exprimer, en tant que citoyen, sur les questions de santé qui, dans une période de déficit chronique de la sécurité sociale, constituent aujourd’hui un défi pour la France.

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