Emmanuel Macron a annoncé son intention de renégocier la vente de STX, les chantiers de Saint-Nazaire, à l’italien Fincantieri. Derrière cette décision se cache un entrelacs d’intérêt général et d’intérêts privés bien compris, dont les conflits risquent de porter à nouveau préjudice au mythe du « renouvellement ». Cette fois-ci, c’est Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, qui serait au centre du jeu.
Le 31 mai, Emmanuel Macron a visité Saint-Nazaire, et tout spécialement le paquebot MSC Meraviglia (Merveille) baptisé ce jour-là. Pour l’opinion publique, c’était un moment de propagande sur les bienfaits des accords de compétitivité qui ont permis de sauver l’entreprise face à la concurrence internationale. Pour la Macronie jupitérisée, l’histoire est un peu plus intime et longue que cette simple présentation. Disons même qu’à certains égards, ce baptême en fanfare, qui a permis à Emmanuel Macron d’annoncer que la vente des chantiers à Fincantieri serait revue, est comme l’aboutissement d’un cycle où se mêlent stratégie industrielle et conflits d’intérêts.
Pour le comprendre, un petit retour en arrière s’impose.
Comment MSC a commandé le Meraviglia
En France, si tu cherches à comprendre un dossier compliqué, regarde le parcours du directeur de cabinet du ministre concerné. Et tout s’éclaire.
L’affaire STX n’échappe pas à cette règle.
En 2014, le croisière MSC Croisières, filiale de l’armateur italien installé à Genève MSC, passe commande à STX France, ex-Chantiers de l’Atlantique (rachetés par Alsthom en 1976), de deux super-paquebots pour un montant total de 1,5 milliard€. Pour obtenir cette commande, la lutte est âpre.
STX fait face à un concurrent de taille: Fincantieri, le constructeur italien qui possède notamment un chantier à Gênes. Fincantieri dispose du soutien des pouvoirs publics italiens et cherche à convaincre MSC que ses commandes doivent tomber dans l’escarcelle d’un compatriote.
La famille Aponte, qui a fondé MSC et s’est installée à Genève, ne tient manifestement pas à tomber dans les mains de son gouvernement d’origine. MSC réserve donc à Fincantieri une commande de 200 millions € pour la restauration de quelques paquebots anciens, mais préfère la France pour les opérations lourdes, à condition que les Français se montrent conciliants.
Pour obtenir la commande, la France se bat… et convainc les syndicats d’accepter un accord de compétitivité pour réduire les coûts de construction. «Il a fallu accepter d’affronter certaines réalités en face, admet Christophe Morel, délégué syndical CFDT. Avoir le courage d’aller à la table des négociations, pas pour obtenir du plus mais pour limiter le moins.»
Dans la pratique, à salaire égal, le temps de travail augmente pour tenir dans l’enveloppe du 1,5 milliard€.
On ajoutera que MSC a quand même dû passer commander de 3 nouveaux bateaux, par la suite, à Fincantieri. Mais MSC reste historiquement méfiant visant de Fincantieri qui est le constructeur exclusif de l’un de ses concurrents, Carnival.
Là où intervient Alexis Kohler
Quels ont été les termes exacts de l’accord entre la France, au sens large, et MSC? Personne ne les connaît exactement. On sait seulement que, du côté de l’entreprise, la négociation d’un accord de compétitivité fut un préalable pour réduire les coûts. On sait aussi que l’État a apporté sa garantie financière pour la construction des navires.
Mais en son temps, Pierre Moscovici alors ministre a glissé que d’autres conditions avaient été négociées pied à pied.
« Sans en préciser les détails, Pierre Moscovici, ministre de l’Économie, souligne que les modalités de financement étaient épineuses. «Il a fallu réformer nos systèmes de financement à l’export, moins performants que chez nos voisins.» Au final, «sur mesure mais pas hors norme, dans le respect scrupuleux des règles européennes». » écrit Le Figaro à l’époque.
L’intervention de l’État fut donc déterminante dans ce dossier. Et, pour MSC, l’État, c’était d’abord le directeur de cabinet du ministre Moscovici… un certain Alexis Kohler.
La commande des bateaux est conclue en mars 2014. Durant l’été, Emmanuel Macron succède à Moscovici, et Kohler reste directeur de cabinet. Il suit donc le dossier MSC du début à la fin.
MSC et l’affaire STX
Il se trouve qu’entretemps, si Saint-Nazaire engrange les commandes, la maison-mère du groupe, le coréen STX Offshore & Shipbuilding, va mal. L’entité est devenue propriétaire des chantiers de l’Atlantique en 2008. À cette époque, les Coréens avaient acheté l’entreprise au Norvégien Akers, qui les avaient achetés à Alstom en 2006. Cette cascade de rachat illustre bien les dégâts de la mondialisation sur l’industrie d’un pays dont les élites n’ont plus de stratégie nationale.
Toujours est-il que le 19 octobre 2016, le tribunal de Séoul met en vente les chantiers de Saint-Nazaire. Pour MSC, cette circonstance est catastrophique, puisque Saint-Nazaire est chargé des constructions les plus coûteuses et les plus prometteuses de STX. Un changement de main des chantiers représente donc un risque certain, surtout après une négociation aussi âpre.
En outre, MSC sait que Fincantieri ne manquera pas d’être candidat à la reprise, ce qui constitue un risque supplémentaire.
MSC décide alors de préparer une offre de reprise avec une autre croisiériste (RCCL) et un constructeur néerlandais: Damen. Cette offre semble avoir été préparée très en amont, c’est-à-dire du temps où Emmanuel Macron était encore ministre de l’Économie et Alexis Kohler directeur de cabinet.
Il se trouve que, selon des informations concordantes, l’offre MSC avait la préférence du gouvernement français. Elle semble avoir recueilli l’assentiment de l’exécutif, y compris après la démission d’Emmanuel Macron.
L’étrange parcours de Kohler
Ici l’histoire intrigue, forcément. En août 2016, Macron démissionne de son poste de ministre. Kohler le suit. Commence alors un embrouillamini dont on peine à suivre le fil.
Facialement, Alexis Kohler devient directeur de cabinet du candidat Macron, à la tête du mouvement En Marche. Mais, début octobre, Kohler démissionne officiellement de ce poste. La presse annonce alors qu’il est recruté par… MSC Croisières, en tant que directeur financier. Le monde est petit!
Là où il y a embrouillamini, c’est que, rétrospectivement, on ne sait plus très bien si MSC a recruté ou non Kohler dès le mois de septembre 2016, et n’a pas apprécié que l’intéressé ne prenne pas ses fonctions à Genève. Selon Libération, MSC a enjoint Kohler de faire bonne figure en s’installant à une distance raisonnable de son lieu de travail pour ne pas apparaître comme un emploi fictif:
« A l’automne 2015, Kohler est de toutes les réunions préparatoires au mouvement sur lequel Macron veut appuyer sa conquête du pouvoir. Privé de job après la démission du ministre, le haut fonctionnaire se recase à la compagnie de fret maritime MSC, dont il devient le directeur financier. Fin 2016, son nouvel employeur réclame sa présence physique à Genève. C’est essentiellement à distance qu’il suit l’évolution de l’aventure macronienne. »
L’enchaînement de circonstances vaut ici la peine qu’on s’y arrête.
MSC attendait-il une contrepartie?
Durant ce flou dans l’emloi du temps d’Alexis Kohler, MSC, qui l’a recruté comme directeur financier, prépare un dossier de reprise de Saint-Nazaire.
La famille Aponte investit-elle alors dans un lobbyiste en chef dont la mission est d’utiliser son rôle dans l’équipe Macron et son entregent dans la haute fonction publique pour favoriser cette offre? Les Aponte comptent-ils sur Kohler pour convaincre la France d’influencer la Corée du Sud dans le choix final de l’offre?
Pendant plusieurs semaines, en tout cas, l’offre MSC-Damen part favorite. Une équipe se rend à Saint-Nazaire pour visiter les chantiers. Puis, patatras! le consortium ne présente pas d’offre et Fincantieri est le seul candidat à la reprise?
À ce stade, personne ne sait pourquoi MSC a renoncé. Mais les recoupements montrent que, à partir de ce renoncement, MSC demande à Kohler de rejoindre Genève et d’occuper effectivement son poste.
Le compromis Fincantieri – Sirugue
L’italien Fincantieri devient repreneurs des 66% de l’entreprise STX France qui n’appartiennent pas à l’État. Politiquement c’est une difficulté pour la France, car Saint-Nazaire est le seul chantier naval assez grand pour construire des navires de guerre. Stratégiquement, une reprise par un constructeur qui a entamé par ailleurs des coopérations avec la Chine pose problème.
Face à la menace d’une nationalisation des chantiers, Fincantieri accepte finalement un compromis, négocié par Christophe Sirugue, ministre de l’Industrie sous Cazeneuve et Hollande: Fincantieri reprend 48% des actions et se ménage des poires pour la soif qui ressemble à un mariage de la chèvre et du chou. Potentiellement, Fincantieri détient une majorité, mais l’État français qui reste actionnaire à 33% dispose d’un droit de veto et d’un droit de préemption.
Accessoirement, le compromis prévoit une période de 60 jours où l’État peut exercer son droit de préemption sur la totalité des 48% détenus par Fincantieri. Cette hypothèse a été préservée par Sirugue pour permettre à la nouvelle majorité de procéder à une nationalisation temporaire… et à une cession des parts à d’autres acteurs comme… MSC.
Macron fera-t-il revenir MSC dans le jeu?
En annonçant une remise à plat du compromis Sirugue, Emmanuel Macron ouvre la voie, donc, à une victoire finale de MSC. Celle-ci s’explique par des raisons industrielles cohérentes. Pour la France, la solution MSC est aussi d’intérêt général et présente les meilleurs garanties industrielles.
Sur le fond, personne ne s’en plaindra.
Toute la question est celle de l’ancienneté de la forme. Il est difficile de ne pas voir qu’une fois de plus, le capitalisme de connivence a joué en France, et qu’une fois de plus l’intérêt privé des hauts fonctionnaires interfère avec l’intérêt général.
Or, dans le renouvellement dont le nouveau Président s’est fait le chantre, le passage d’un capitalisme de connivence à un capitalisme d’entreprise serait la meilleure des étapes que la France puisse franchir. Mais peut-être est-ce impossible? la connivence est peut-être un principe structurant de la société française et de sa gouvernance.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog