Le temps pluvieux et frais incitait le piéton parisien à presser le pas sur les trottoirs mouillés. Les regards qui déjà s’évitent avec soin avaient encore moins de chance de se croiser. Un brutal coup klaxon de bus déchira le brouhaha général alors qu’un jeune étourdi traversait la chaussée sans le voir, son gros casque Beats vissé sur les oreilles. Slalomant entre les chaises et tables vides de la terrasse où sont désormais stockés les fumeurs comme des poulets en batterie, je poussai enfin avec soulagement la porte de la brasserie où j’avais donné rendez-vous. L’ambiance était chaleureuse ; le personnel affairé. Quelques couples étaient déjà attablés et terminaient leurs repas d’un café, visiblement gourmand. Une jeune femme me jeta un regard curieux ; alors que son compagnon était plongé dans la lecture de ses mails sur son Blackberry, négligeant élégamment sa convive. J’aperçus, déjà sagement assis sur la banquette du fond, ce comparse de travail à qui j’avais proposé de réfléchir ensemble à un nouveau projet de développement autour d’un déjeuner.
En France, le repas reste et restera l’une des plus belles occasions pour se rencontrer, face-à- face. Pour parler de sujets essentiels où se mêlent dans un complexe enchevêtrement des enjeux tout aussi techniques qu’humains ; pour se nourrir de la richesse de l’autre tout autant que de l’entrecôte partagée. Les mains, le regard, la posture du corps parlent autant que la bouche. Nous pouvons être pleinement à notre interlocuteur en dépit du bruit ambiant, des mouvements incessants du service, du plaisir ou de la nécessité à se restaurer. Les repas en tête-à- tête sont des profonds moments d’humanité et ce n’est pas par hasard si la littérature et le cinéma en ont fait le décor privilégié de mille et un chefs d’œuvres.
Mais soudain, elles apparurent. Provocantes, envahissantes, mouvantes et moulées dans un tourbillon incessant de pixels : les fesses de Robyn Rihanna Fenty (chanteuse, née le 20 février 1988 à Saint Michael, plus connue sous le nom de Rihanna). Je ne les avais pourtant pas invitées, ni même leur langoureuse dépositaire … Et là, elles occupaient un pan important de mon champ de vision, se répétant dans l’infini des miroirs ou des autres écrans parsemant les murs du restaurant. Notre face-à- face se transforma de façon non sollicitée en ‘face-à- fesses’, personne ne pouvant éviter d’être distrait par la plastique avantageuse de l’ectoplasme digital.
L’expérience est courante, banale même, rentrée dans les mœurs. Elle pompe totalement le suc de la plus humble rencontre de deux êtres humains qui avaient pourtant des choses à se dire. Elle ne favorisera pas plus le consommateur solitaire en quête de respect et de reconnaissance. Elle est emblématique de notre nouvelle condition humaine et je l’avoue, si cela peut m’émoustiller un instant cela me soucie durablement, me désolant de voir tant de soi-disant modèles de croissance - et pire, d’existence - fondés sur le seul pouvoir des écrans…
Car elles sont terriblement présentes dans l’ordinaire de nos vies ces dalles électroluminescentes de toutes tailles vers lesquelles nous tournons de plus en plus notre regard. Je ne peux m’empêcher de les rapprocher de deux paraboles pourtant distantes de 2400 ans : le ‘Mythe de la Caverne’ de Platon et ‘Matrix’, la trilogie cinématographique des Wachowski.
Extrait du chapitre 2 d’ «Un Regard Peut Tout Changer ». Les conseils impertinents d’un consultant (Editions Salvator)
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