La France ne devrait pas être un pays que l’on doit quitter pour s’épanouir. L’un de ces pays d’émigration que fuient ses forces vives, parce que l’existence qu’il leur laisse entrevoir n’est pas digne d’elles. Et pourtant c’est ce que devient ce pays, jour après jour, sans que nous n’y prenions garde.
D’un côté, il y a ceux qui sont poussés à bout. Ces jeunes dont le taux de chômage est extravagant. Dès leur plus tendre enfance, on leur a dit de faire des études de plus en plus longues. On leur a présenté ces études comme une condition minimale pour espérer avoir un travail. Et après vingt années passées sur les bancs de l’école, à subir un enseignement à la plume d’oie et au parchemin, là où l’ordinateur et l’Internet sont devenus le moyen commun de vivre, de penser, d’apprendre et de communiquer ; après vingt ans d’ennui où des enseignants de plus en plus névrosés, de moins en moins convaincus par leur métier leur ont infligé des méthodes pédagogiques sorties du cerveau délirant de quelques inspecteurs en chambre, ils espèrent enfin la récompense de leurs efforts.
Et ils ne trouvent que stage, puis stage, et encore stage, avant de décrocher enfin un petit contrat sous-payé où les qualifications demandées sont dix fois inférieures à ce qu’ils sont capables de donner, dans une précarité extrême, et avec pour seule perspective de parcourir ce tunnel pendant dix ans au moins, peut-être plus, à se serrer la ceinture, à ne pas pouvoir se loger sans la caution de leurs parents, à devoir rembourser la dette de leurs aînés à leurs aînés eux-mêmes.
Et que dire de ces enfants de banlieue qui cherchent à échapper aux gouttes ? Qui, avant même de naître, sont déjà promis aux emplois de seconde zone, à la terreur d’un destin subi. Il faut les avoir vécus, ces quartiers abandonnés par la société, où quelques racailles font régner la terreur et plombent l’image de tout le monde. Il faut avoir eu peur tous les jours en sortant de chez soi, en rentrant chez soi, pour comprendre la rage qui germe au coeur. Il faut avoir rencontré un conseiller d’orientation, au collège, qui vous dit que vous êtes bon élève, mais que, comme vous êtes d’origine arabe, votre destin, ce sont les métiers dont vous ne voulez pas. Il faut avoir subi ces regards silencieux dans les beaux quartiers, ces vieilles dames qui se cramponnent à leur sac quand vous les croisez rue de la Pompe, ces serveurs qui font mine de ne pas vous voir quand vous vous asseyez, pour mesurer l’étendue de la haine. Il faut avoir envoyé cinq cents candidatures spontanées sans une seule réponse pour savoir.
Et quand vous décrochez un boulot, enfant d’immigré, ou enfant de souche, selon cette horrible expression, lorsque vous avez trente ans, de quoi vivez-vous ? De travaux intellectuellement appauvris, très inférieurs à ce que l’on vous a appris, de rythmes infernaux, perdus dans une organisation tentaculaire où vous ne rencontrez jamais ceux qui décident vraiment, ceux qui choisissent. Vous êtes un pion perdu dans un monde de pions, et au loin, quelques notables, cachés dans un château inaccessible décident pour vous. Votre salaire ne vous permet pas grand chose, mais vous avez peur d’être au chômage, alors vous subissez. Vous ne pouvez pas acheter votre logement sans emprunter sur vingt, vingt-cinq ou trente ans. Vous comptez sou à sou quand vous faites vos courses. Vous commencez une vie à crédit.
Et à quarante ans, que serez-vous ? Si vous avez un tant soit peu réussi, votre réussite est mangée par les impôts, les taxes, les traites, les activités pour les enfants, les frais de garde, car vous travaillez trop, vous rentrez trop tard chez vous, et quand vous rentrez, vous êtes trop fatigués pour commencer une journée de parent. Au boulot, vous rongez votre frein : une caste de sexagénaires monopolise le pouvoir et décourage toutes vos initiatives. L’ordre est gravé dans le marbre et ne peut pas changer, ou alors à la marge, si et seulement si l’essentiel est préservé : le pouvoir des sexagénaires.
Car, en face de ceux qui peinent de plus en plus à rembourser une dette qu’ils n’ont pas causée, il y a ceux qui profitent. Ceux qui avaient entre dix et vingt ans en mai 68, qui se juchaient sur les barricades, et qui ont réussi. Ils disaient alors: « Jouissez sans entrave ! », « Prenez vos désirs pour des réalités », « Il est interdit d’interdire. » Et ils ont bâti un capitalisme à leur image. Un capitalisme du désir sans limite, d’un invidualisme forcené. Un capitalisme de l’immédiateté.
Dans les années soixante-dix, alors que la France était majoritairement à droite, ils se voulaient de gauche. Contre tous les interdits bourgeois, contre tous les tabous. L’ordre qui brimait leurs désirs était mauvais, et ils le contestaient. Il fallait faire la Révolution et changer les moeurs pour jouir immédiatement.
Dans les années quatre-vingt, l’âge venant, ils ont mesuré tout l’intérêt du pouvoir, de l’argent, de la réussite. Ils sont devenus gens de droite. Mais comme la gauche est devenue majoritaire, ils ont pris leur carte au Parti Socialiste, et ont formé la « gauche moderne », ou encore les « rocardiens », dont Michel Rocard est innocent, en réalité. Mais cette étiquette leur allait bien, et sous un label de gauche, ils ont entamé l’oeuvre qu’ils auraient tout aussi bien menée à droite si Mitterrand n’avait pas gagné en 1981. Ils ont dérégulé, libéralisé, privatisé, modernisé à tout va.
Ils ont commencé à s’enrichir. Ceux qui sont restés fonctionnaires ont organisé les baisses d’impôt pour ceux qui sont passés dans le privé. Ils ont couvert l’administration de leur chape de plomb et ont écarté tous les gêneurs. Le système est devenu leur chose profitable. Les déficits n’ont cessé de se creuser. Qu’importe, l’essentiel était le moment présent, le pouvoir, la reconnaissance qu’on en retirait. Ne dire non à aucun puissant. Ne se fâcher avec aucun soutien possible, dussent-ils vider pour cela le Trésor public. Les générations futures n’auront qu’à se débrouiller.
Ainsi, en France comme partout dans le monde industrialisé, partout dans ces pays marqués par la contestation étudiante, s’est imposé depuis plus de trente ans le thème de la dérégulation. Il fallait supprimer les règles et les interdits. Il fallait libérer l’initiative, l’entreprise, l’imagination, le désir. Les garde-fous issus de la grande crise des années 30 sont tombés un à un. L’argent et le pouvoir ont rendu les décideurs ivres. Tout était enfin permis pour profiter, pour réaliser ses désirs, pour jouir.
Dans cet éloge de l’avidité, la société tout entière s’est tournée, au jour le jour, imperceptiblement, vers l’esclavage de l’immédiateté. Alors que les sociétés occidentales avaient mis des siècles à se bâtir, à prospérer, s’est brutalement imposée une logique du gain à court terme qui a sacrifié, sans même que nous ne nous en apercevions, les fondements de nos civilisations.
Dans un passionnant document intitulé Patience and Finance, Andrew Haldane, l’un des directeurs de la Banque d’Angleterre, a écrit, le 2 septembre 2010: «Entre 50.000 av. JC et 1000 ap. JC, le PIB mondial par tête a augmenté d’environ 50 %, à un rythme de croissance annuel de 0,00072%. Les économistes d’aujourd’hui le qualifierait d’anémique. Mais, à cette époque, il a dû paraître comme un Âge d’Or. Au millénaire suivant, le PIB mondial a été multiplié par 50, à un rythme annuel de croissance d’environ 0,4%. Une grande partie de cette croissance s’est déployée depuis 1750, période au cours de laquelle le PIB mondial fut multiplié par 37, à un rythme annuel de croissance de 1,4%.» Face à cette tendance longue, les rythmes de croissance que nous affichons dans les années calmes, autour de 2%, se situent donc fortement au-dessus de la moyenne millénaire. Les rythmes actuels de la Chine, souvent supérieurs à 10%, sont hallucinants.
L’obsession de la croissance, de l’enrichissement vite et fort, de la réussite ostentatoire sont les mamelles du capitalisme de mai 68. Il se présente sous les apparences louables de l’esprit d’entreprise, de la libre initiative, de la rémunération du risque. Il cache en réalité l’amour de la rente et l’aversion pour l’incertitude. La caricature en est le High Frequency Trading, cette technique de trucage boursier qui permet aux spéculateurs d’empocher à coup sûr des plus-values sur les marchés, sans le moindre risque. Plus de la moitié des ordres passés à New York en relève. Et ceux-là qui transforment la bourse en jeu de bandit manchot nous donnent ensuite des leçons sur l’esprit capitaliste, sur le respect de la morale, et sur l’abomination que constituent tous ces assistés qui vivent de minima sociaux.
Encore cela n’est-il rien. Que dire de ces machines à rente que l’on nomme grandes entreprises, puisqu’elles vivent des petits arrangements décidés par l’État, le plus souvent conduits avec des fonctionnaires complaisants de Bercy. Il suffit de prendre la composition du CAC 40 pour mesurer l’ampleur de la collusion entre les grandes entreprises françaises et la technostructure publique. Pour l’essentiel, ce sont d’anciennes nationalisées: Total, France Telecom, les banques, les compagnies d’assurance, qui ont grandi à l’abri de l’État et qui continuent à obtenir des réglementations protectrices pour leurs petits arrangements.
Il ne s’agit d’ailleurs pas de dire ici qu’elles sont mal gérées, ou qu’elles n’affrontent pas de véritable concurrence. En revanche, elles ne peuvent nier qu’elles bénéficient d’un avantage comparatif certain, par rapport à leurs équivalentes de droit commun, en quelque sorte, puisqu’elles ont toujours disposé d’un accès privilégié à la réglementation. La caricature de ce phénomène reste l’invention par Bercy du bénéfice mondial consolidé, qui a permis à Total d’échapper pendant des années à ses obligations fiscales en matière d’impôt sur les sociétés. Mais que dire de la défiscalisation des stock-options ? Des innombrables niches inventées année après année, ni vues ni connues, pour régler les problèmes d’un petit monde discret mais bien résolu à préserver son patrimoine et sa rente ?
Après tout, nous vivrions simplement sous l’égide de ce système oligarchique, cela ne serait pas bien grave, s’il gouvernait dans le sens de l’intérêt général. Le problème vient de son extrême cupidité, et des déséquilibres profonds qu’il a produits en trente ans.
Par exemple, la prétendue modernisation du système financier, imaginée à la fin des années 70, fondée par la gauche en 1983 et 1984, notamment avec la fameuse loi bancaire qui a permis la dérégulation du secteur et la constitution de colosses financiers de taille mondiale, continuée par Dominique Strauss-Kahn à la fin des années 90, a donné lieu aux pire exagérations. La France n’a guère de raison d’être la seule à se morfondre sur ce sujet, puisque l’ensemble des pays industrialisés s’en sont donnés à coeur joie dans ce domaine. Il n’en reste pas moins que cet épisode constitue la principale explication, y compris dans une France qui ne fut pas en reste, de la crise de 2008 dont nous ne nous relevons pas.
Par exemple, c’est grâce à ces innovations réglementaires que le marché des produits dérivés a pu voir le jour. De quoi s’agit-il? D’un système de spéculation complexe sur les évolutions financières du monde entier. Grâce aux produits dérivés, des entreprises souscrivent des espèces de contrats d’assurance sur des actifs qu’elles n’ont pas forcément achetés. Il existe des produits dérivés qui permettent à ses détenteurs de percevoir une prime au cas où le prix du Brent dépasserait les 150 dollars dans les trois mois, au cas où la Grèce emprunterait à plus de 10%, au cas où l’inflation repartirait, au cas où la croissance américaine dépasserait les 3%, etc. Ces contrats permettent de couvrir dix ou quinze fois la richesse mondiale produite annuellement. La plupart de ces transactions se fait dans l’ombre, sans aucun contrôle, sur un marché dit de gré à gré.
Est-il normal que ce marché puisse prendre de telles proportions sans qu’aucun contrôle n’intervienne ? Il est en tout cas source de risque systémique, et met gravement en danger l’équilibre mondial. Il est producteur d’instabilité financière, et justifie des aberrations comme la spéculation sur la faillite de la Grèce, pourtant annoncée comme un cataclysme international.
Dans cette constellation de responsabilités imbriquées, il est une constante désespérante pour beaucoup de citoyens : ceux qui ont joué avec le feu depuis trente ans sont restés au pouvoir, aux responsabilités, et entendent bien le rester encore longtemps, avec la ferme intention de nous faire endosser le prix de leurs erreurs. De leur part, aucun mea culpa, aucun regret, aucune leçon tirée. En revanche, encore et toujours le même discours doctrinal sur le fait que nous ne travaillons pas assez, nous ne nous sacrifions pas assez, nous profitons trop.
L’invention française du cumul emploi-retraite a probablement marqué une étape importante sur ce chemin. Depuis 2009, la limite d’âge dans le monde professionnel a été repoussée à 70 ans. C’est une loi spécifique qui permet à la génération de mai 68 de s’accrocher à ses prérogatives. Ceux qui ont consciencieusement déstructuré la France ne veulent pas partir, et s’enferment dans leurs recettes éculées qui nous valent aujourd’hui d’être au bord de la faillite et de sombrer dans la récession. Partout, ils demeurent, sous des déguisements plus ou moins habiles. Untel est président d’honneur (dans les républiques bananières, on parlait de président à vie) de sa société. Un tel s’est retiré dans le conseil de surveillance pour ne plus apparaître dans le directoire. Un tel est toujours l’actionnaire de référence. Dans la fonction publique, les allongements de durée de carrière permettent le même usage malsain du pouvoir. Ce n’est surtout pas au moment où des générations arrivent avec des idées neuves qu’il faut lâcher le manche.
Dans les années 1780, cette crispation sur ses privilèges s’appelait la réaction nobiliaire et, à n’en pas douter, c’est à une nouvelle réaction nobiliaire que la France assiste. L’élite d’hier veut rester l’élite de demain et conserver entre soi le pouvoir qu’elle a acquis, qu’elle détient depuis trente ans. Devrait-elle saigner à blanc le pays entier pour défendre ses privilèges, elle le ferait. Devrait-elle nous pousser à quitter la France pour échapper à sa sclérose, elle y consentirait.
Car il y a un grand paradoxe à vivre dans une France qui se réforme si peu, qui s’adapte si peu à ses conditions nouvelles, et qui reste sous le joug d’une élite de sexagénaires dont le principal fait d’armes est d’être à l’origine du désastre que nous vivons. La France de 2012, c’est l’armée française de 1941 : ces généraux hors d’âge, techniquement dépassés, qui se cramponnent fièrement à leur état-major et à leurs galons sans prendre la mesure de l’échec qui est le leur. Sans se soucier du découragement, du prix social qu’ils font endosser à la collectivité.
D’une certaine façon, cette volonté de rester aux commandes coûte-que-coûte peut se comprendre. Ceux qui ont si bien vécu, qui ont tant joui de la vie, qui ont appauvri le pays par leurs jouissances sans entraves, entendent bien ne rien changer à leur niveau de vie. L’appartement qu’ils ont acheté une bouchée de pain il y a trente ans vaut aujourd’hui une fortune. Leur maison sur l’île de Ré aussi. La retraite qu’ils vont liquider à un âge précoce sera coquette, et d’ailleurs essentiellement financée par le déficit de la sécurité sociale que leurs enfants devront rembourser. Ils peuvent, grâce au cumul emploi-retraite, continuer à percevoir un salaire, alors que le chômage des jeunes atteint 50% dans les banlieues. Pourquoi quitter une scène aussi avantageuse ?
Mais cette attitude une fois de plus totalement court-termiste et individualiste - pourquoi ferais-je mienne une préoccupation collective ? pensent-ils, est évidemment suicidaire pour l’intérêt général. À force de bloquer des réformes qui mettraient en cause ses privilèges, la génération soixante-huit est en train de tuer la poule aux oeufs d’or.
Car, pour un jeune Français, il y a aujourd’hui infiniment plus d’avantages à quitter la France qu’à y rester, surtout s’il est diplômé et ambitieux. Pourquoi s’enquiquiner la vie dans un pays où il faut montrer patte blanche avant d’oser la moindre idée, la moindre initiative ? Pourquoi se scléroser dans un univers où ceux qui ne sortent pas des grandes écoles n’ont de toute façon aucune chance de prendre des responsabilités ? Pourquoi s’user dans un monde où, plus que jamais, l’origine sociale et l’adhésion à la pensée unique tiennent lieu de vade-mecum pour l’ensemble de l’existence?
Oui, cette France-là, il est si tentant de la quitter.
C’est un crève-coeur, car la véritable France a une toute autre trempe que ce vaste supermarché dans lequel les soixante-huitards l’ont réduite.
La France dont nous rêvons n’est pas l’un de ces rayons du marché unique étriqué qui nous sert de guide et d’horizon depuis trente ans. La France dont nous rêvons est le coeur battant d’une Europe triomphante, fondée sur ses valeurs de toujours: la liberté de l’esprit, l’égalité des droits et des chances, la fraternité des personnes et des peuples. Elle n’a rien à voir avec ce petit projet de libre consommation, de plus en plus destructeur socialement, politiquement et intellectuellement que nous subissons sans même être consultés.
Elle est le souffle de l’esprit, la continuation d’une grande oeuvre spirituelle entamée par Homère il y a près de trois mille ans, continuée par Platon, par Saint-Augustin, par Descartes, par Kant et par Hegel. La France est l’un des piliers, avec l’Allemagne et l’Italie, de cette Europe de la transcendance où l’Homme a un devoir : s’élever, et un droit : penser, sans être entravé par cette tyrannie minable selon laquelle notre projet politique serait d’accumuler sans cesse plus de biens, plus de matière, plus de choses, sans jamais satisfaire l’exigence de nos âmes, notre aspiration vers le grand tout universel de la vie.
Cette France-là ne peut trouver son salut que dans la libération des énergies, des imaginations et des tempéraments. Au lieu de se recroqueviller sur ses privilèges, au lieu de défendre farouchement sa rente à bout de souffle, elle parie sur l’avenir en donnant une chance aux nouvelles idées, aux inventions, aux audaces. Elle secoue l’ordre établi, les conformismes étouffants, pour porter les initiatives originales. Elle bouleverse les certitudes arrogantes d’une élite digne de la Cour de Versailles en 1788, pour faire face aux défis de l’avenir sans aucun préjugé.
Pour parvenir à ce salut, la France d’aujourd’hui doit poser quelques principes et quelques arbitrages salutaires.
Tout d’abord, elle doit arrêter de sacrifier le travail sur l’autel de la rente, en imposant des mesures suicidaires d’austérité dont le seul objet est de rembourser la dette. Un pays qui épuise son avenir pour honorer son passé est un pays qui se meurt. Et nous voulons vivre.
Ensuite, une grande remise à plat avec la noblesse nouvelle, celle qui s’est constituée entre 1980 et 2000, devient indispensable pour jeter les bases d’une conception différente de la société.
Celle-ci passe par plusieurs étapes.
Il faut redéfinir des objectifs politiques qui transcendent la simple ambition de bâtir un marché unique européen, et que j’ai regroupés sous la notion de bonheur et de prospérité. Je me suis d’ailleurs contenté de reprendre les termes utilisés par les philosophes des Lumières au dix-huitième siècle. Ce qui est en jeu, c’est la remise en cause de la réaction nobiliaire à laquelle nous assistons, et qui épuise peu à peu la société française.
Il faut aussi penser la politique autrement, c’est-à-dire commencer notre deuil de la démocratie représentative. Celle-ci brille de ses derniers feux et ne sert plus guère à grand chose, dans la vaste tour de Babel que construit peu à peu Internet. Les quelques pistes que je propose pour fonder une démocratie liquide, pour lui donner corps, donnent une première approche de ce que nous pourrions modifier dans le processus de décision publique pour fonctionner avec l’ensemble du corps social, et plus seulement avec une élite imbue de ses certitudes, et si réticente à assumer la responsabilité de ses choix quand ils mènent au désastre.
L’entreprise elle-même ne peut rester à l’écart de ces évolutions. Elle doit apprendre à s’émanciper du court-terme pour favoriser le développement humain.
Toutes ces pistes ne visent pas à mettre en oeuvre une sorte d’utopie doucereuse. Elles constituent une réponse réaliste et crédible aux défis que nous lancent les pays émergents.
Entre la révolution que nous vivons depuis quinze ans, grâce à l’apparition d’Internet, et la concurrence de pays neufs qui repoussent les frontières technologiques que nous devons atteindre pour conserver notre prospérité, nous ne pouvons plus nous payer le luxe d’une rente sclérosante et d’un découragement systématique des initiatives. Nous ne pouvons plus nous satisfaire de cette arrogance aristocratique qui méprise tout ce qui n’est pas elle, qui bloque toute évolution en profondeur de la société. Nous devons secouer ce joug, renouer avec notre grande tradition intellectuelle, philosophique, scientifique et morale.
Pendant trois millénaires, l’Europe fut le berceau de la pensée, autant philosophique que technique et scientifique. Elle ne l’est plus aujourd’hui.
Croit-on que le petit marché unique étriqué, au service d’une minorité, que l’on nous propose de bâtir sans même nous demander notre avis soit la réponse utile à ce défi historique qui nous est lancé ?
Non, bien entendu.
Et la seule solution pour éviter que nous ne fuyions cette France, cette Europe sclérosée par ses élites, c’est le retour à notre tradition spirituelle, c’est le passage vers l’innovation sociale et la démocratie liquide. En un mot, notre destin est de renouer avec la grande Europe qui fait notre richesse.
Extrait de "Faut-il quitter la France?", éditions Jacob-Duvernet, Paris, mars 2012
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Article initialement publié le 27/12/2012