Les pratiques d’évasion fiscale des multinationales amputent les caisses des pays européens de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an. Principal bénéficiaire de ces complexes montages financiers : le Luxembourg, qui non content d’avoir l’une des fiscalités les plus attractives du continent, peut compter sur son port franc pour y organiser, en toute opacité, la fraude fiscale et son blanchiment.
Près de 7 milliards de dollars : c’est le montant d’impôts sur les sociétés américaines que perd, chaque année, la France en raison des pratiques d’évasion fiscale mises en place par ces mêmes entreprises. Ce colossal manque à gagner est détaillé dans les pages d’un rapport publié le 28 avril dernier par le « Tax Justice Network », un réseau international et indépendant spécialisé dans l’étude des paradis fiscaux. Selon ses auteurs, quatre pays européens — la Suisse, le Royaume-Uni, le Luxembourg et les Pays-Bas, ces deux derniers Etats étant par ailleurs membres de l’Union européenne (UE) — captent la majorité des 27 milliards de dollars échappant aux caisses des pays de l’UE, formant ce que l’ONG nomme « l’axe de l’évasion fiscale ».
Aussi dévastateur pour les finances publiques des États lésés que parfaitement légal, le phénomène repose sur les disparités régnant en termes de fiscalités entre pays européens : le taux d’imposition sur les sociétés se situe ainsi entre 0,8 % et 10 % au sein des quatre pays de « l’axe », alors qu’il avoisine, par exemple, les 30 % en France. Les multinationales américaines se contentent donc de déclarer leur chiffre d’affaires auprès des administrations fiscales des pays où l’impôt sur les sociétés est plus faible que dans ceux au sein desquels elles effectuent l’essentiel de leurs activités. Licite, cette évasion fiscale à grande échelle profite avant tout au Luxembourg, qui capte chaque année quelque 12 milliards de dollars « échappés » des caisses de ses voisins et partenaires européens.
Le Freeport Luxembourg, un « trou noir » au centre de l’évasion fiscale
Pour attirer à lui multinationales et grandes fortunes, la douce fiscalité luxembourgeoise n’est pas le seul atout dans la main du Grand-Duché. Le pays abrite également un port-franc, c’est-à-dire l’un de ces gigantesques entrepôts, souvent situés à proximité des aéroports, gares ferroviaires ou ports d’importance, qui offrent à leurs clients un moyen de stockage ultra-sécurisé et « sous douane », garantissant que les marchandises ne seront pas taxées avant d’atteindre leur destination finale. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, les ports francs servent avant tout à stocker, échanger, vendre et dissimuler, parfois sur de très longues périodes, œuvres d’art, bijoux et autres marchandises potentiellement suspectes aux yeux des autorités.
En d’autres termes, le port franc du Luxembourg tient davantage d’un coffre-fort pour ultra-riches que d’une simple plateforme logistique. Une opacité vivement dénoncée par certains eurodéputés qui, dans un rapport remis en 2018 à la Commission européenne, estiment que les ports francs « pourraient permettre le blanchiment d’argent car ils contournent les règles internationales normales en matière de transparence ». Un sentiment confirmé par la députée européenne Ana Gomes qui, après sa visite du Freeport Luxembourg, a déclaré n’avoir « vu aucune tentative réelle d’établir qui était réellement propriétaire des marchandises stockées » à l’intérieur du site, site qu’une de ses collègues à Bruxelles qualifie même de « trou noir ».
Le port-franc luxembourgeois a en partie été fondé par le Suisse Yves Bouvier, qui serait empêtré dans un nombre incalculable d’affaires : soupçons de surfacturations d’œuvres d’art vendues à un oligarque russe, de fraude fiscale à grande échelle, de vol de toile de maître, etc. Yves Bouvier est également le fondateur d’autres ports-francs à travers le monde, ceux de Singapour et de Genève. D’autres noms reviennent lorsque l’on évoque l’entrepôt du Luxembourg, comme celui d’Olivier Thomas, un marchand d’art notamment accusé par la belle-fille de Pablo Picasso de lui avoir subtilisé certaines toiles du célèbre peintre.
Autant de personnages auxquels a eu la — dangereuse — idée de s’attaquer le journaliste luxembourgeois Fabien Grasser, ex-rédacteur en chef du journal Le Quotidien, auteur de plusieurs papiers sur le port franc de son pays. Mal lui en a pris : après avoir reçu diverses menaces et intimidations, le reporter a, en août 2019, brutalement été débarqué de son journal, sans raison apparente — il est vrai que M. Grasser avait été, peu avant son licenciement, appelé à témoigner devant une commission du Parlement européen dans le cadre d’une enquête portant sur le Freeport Luxembourg.
Dix nouveaux ports francs au Royaume-Uni ?
Face à l’explosion des manœuvres de fraudes fiscales internationales, l’Europe a renforcé son arsenal de lutte. C’est ainsi qu’en octobre 2019, les pays du Benelux ont annoncé le renforcement de leur coopération en matière de lutte contre la fraude fiscale. Un processus porté en partie par le ministre luxembourgeois des Finances, Pierre Gramegna, qui a déclaré que « ce nouvel accord, signé sous présidence luxembourgeoise, montre à nouveau l’engagement continu des trois pays dans la coopération transfrontalière, et est un signal fort de la volonté d’avancer dans la lutte commune contre la fraude fiscale ».
Une démarche non partagée par le Royaume-Uni. En dépit de leur réputation de véritables paradis fiscaux intra-européens et des scandales récurrents qui les éclaboussent, les ports francs semblent y avoir la cote. Début février, on apprenait ainsi que le Royaume-Uni envisageait de créer sur son territoire pas moins d’une dizaine de ces installations — une promesse de longue date du Premier ministre Boris Johnson, supposée pallier les conséquences du Brexit. Bien accueillie par son électorat protectionniste, la mesure pourrait cependant contribuer à faire fuir vers la perfide Albion encore davantage de capitaux, et creuser encore plus, s’il en fallait, les caisses des anciens partenaires européens de Londres — Paris en tête.