La récente décision de la justice européenne en faveur d'Apple s'inscrit à rebours d'un mouvement plus large visant à en finir avec l'opacité qui permet aux entreprises et grandes fortunes d'échapper à leurs devoirs fiscaux. Les scandales à répétition et l'existence de ports-francs sur le sol européen témoignent de la nécessité toujours actuelle de cette lutte.
Un camouflet pour la Commission européenne, et un recul évident en matière de justice fiscale : le 15 juillet dernier, le tribunal de l'Union européenne (UE) a annulé la décision prise en 2016 par l'exécutif communautaire, condamnant l'entreprise américaine Apple à verser 13 milliards d'euros d'arriérés d'impôts à l'Irlande. Selon les juges de Luxembourg, la Commission « n'a pas réussi à démontrer l'existence d'un avantage économique sélectif et, partant, une aide d’État » en faveur du géant californien de la Tech. Une victoire pour la firme à la pomme, et un très sérieux revers pour Margrethe Vestager, l'infatigable commissaire en charge de la concurrence, véritable bête-noire européenne des GAFA, surnommée « tax lady » par Donald Trump.
La Commission avait précédemment estimé qu'Apple, qui rapatrie en Irlande ses profits réalisés en Europe, mais aussi en Afrique, au Moyen-Orient et en Inde, bénéficiait dans ce pays d'une forme d'avantage fiscal – et donc compétitif – sur ses concurrents. L'Irlande se distingue de ses partenaires européens par son régime fiscal très attractif, Apple ne s'y étant, entre 2003 et 2014, acquitté que d'un impôt sur les sociétés compris entre 0,005% et 1% de ses profits. La fiscalité relevant, en Europe, de la règle de l'unanimité – ce qui freine toute avancée en la matière –, Margrethe Vestager avait tenté de démontrer que les avantages fiscaux concédés par Dublin s'apparentaient à des aides d'Etat, illégales au regard du droit européen de la concurrence.
Mille milliards d'euros de manque à gagner pour les Etats européens
Avec succès dans un premier temps, jusqu'à ce que la justice donne finalement raison à Apple – et à l'Irlande qui, au mépris de l'esprit de solidarité européen, exigeait de ne pas percevoir les 13 milliards d'euros auxquels elle avait pourtant droit. Ce rebondissement jette une lumière crue sur les phénomènes, complexes et entremêlés, de l'évasion, de l'optimisation, de la fraude, de l'évitement et des paradis fiscaux en Europe. Un rapport publié en mai 2013 par plusieurs députés européens, parmi lesquels l'ancienne magistrate Eva Joly, estimait ainsi que « la fraude fiscale et l'évitement fiscal engendrent, chaque année dans l'Union, un manque à gagner de 1 000 (milliards) d'euros. (…) Les pertes fiscales dépassent aujourd'hui (…) le montant dépensé par les États membres en soins de santé ».
« Le manque à gagner fiscal actuel en Europe représente non seulement une perte de recettes publiques alarmante, mais également une menace pour la sauvegarde du modèle social de l'Union », poursuivaient les rapporteurs, selon qui « cet écart menace le bon fonctionnement du marché unique et nuit à l'efficacité et à l'équité des régimes fiscaux dans l'Union ». « Un nombre accru d'entreprises et de personnes (…) se retrouvent (…) dans une situation de désavantage concurrentiel par rapport à ceux qui parviennent à éviter de verser leur juste contribution. (…) L'ampleur de la fraude et de l'évasion fiscales finit par saper la confiance des citoyens dans la justesse et la légitimité du recouvrement de l'impôt. (…) Dès lors, il y a lieu de mettre l'accent sur l'élaboration d'une stratégie européenne cohérente, concrète et commune en matière de fiscalité, qui soit adoptée et mise en œuvre par l'ensemble des États membres », préconisaient les auteurs du rapport.
Depuis plusieurs années en effet, les scandales se suivent et se ressemblent : les « Panama Papers », « Paradise Papers » et autres « Luxleaks » ont, légitimement, choqué les opinions publiques européennes. Moins connue du grand public que les précédentes, l'affaire dite des « CumEx Files », révélée en 2018 par plusieurs journaux dont Le Monde, portait ainsi sur « une gigantesque affaire d'évasion fiscale dont sont victimes les États européens, pour un préjudice estimé à plus de 55 milliards d'euros ». « Le plus grand scandale fiscal de l'histoire (…) de l'Europe » impliquait des financiers, traders et grandes banques qui, pendant une quinzaine d'années, ont exploité des failles légales pour réclamer de manière indue le remboursement de dividendes à plusieurs Etats-membres, dont l'Allemagne, le Danemark ou la France.
Le port-franc d'Yves Bouvier et l'opacité financière
Cette opacité financière généralisée est également entretenue par l'existence, sur le sol européen même, de d’entrepôts « sous douane » où s'entassent et se revendent, parfois à l'abri des regards du fisc, des milliers d'oeuvres d'art et autres biens de valeur : les ports-francs. Fondé par le marchand d'art suisse Yves Bouvier, le Freeport Luxembourg est ainsi au cœur des soupçons, plusieurs parlementaires européens s'étant officiellement inquiétés de l'opacité y régnant à l'issue de leur visite du site. En dépit des richesses qu'il contient dans ses coffres, le port-franc du Luxembourg a finalement enregistré, en 2018, une « perte opérationnelle de 1,6 million d'euros », faisant passer sa dette à 12,3 millions d'euros. En janvier 2019, l’eurodéputé Wolf Klinses rappelait, dans une lettre fort médiatisée adressée à Jean-Claude Juncker, que le Freeport Luxembourg d'Yves Bouvier pourrait être utilisé comme « un terrain fertile pour le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale » avant 2015. Le président du conseil d'administration du port franc, Robert Goebbels, a finalement claqué la porte de l'entreprise en mars dernier.
L'UE muscle son arsenal anti-évasion fiscale
Face à la multiplication de ces zones grises et autres trous noirs fiscaux, l'UE ne reste pas inerte. Les 27 mettent ainsi régulièrement à jour leur logiciel anti-fraude et évasion fiscales. En 2018 sont entrées en vigueur trois nouvelles mesures visant, notamment, à « empêcher que des bénéfices quittent l'UE sans être taxés ». Les Etats-membres sont désormais tenus d'imposer les bénéfices transférés vers des pays à faible taux d'imposition, dans lesquels les entreprises concernées n'exercent pas de véritable activité économique. « La Commission se bat systématiquement et depuis longtemps contre la planification fiscale agressive », déclarait à cette occasion le commissaire Pierre Moscovici : « nous n'avons pas encore gagné le combat, mais (ces) nouvelles mesures marquent une étape très importante dans notre lutte contre ceux qui tentent d'exploiter les lacunes des systèmes fiscaux de nos Etats-membres ».