Voici le royaume pris dans la tourmente de son alliance européenne, qui attend un meilleur soin de tes finances et l’exigera bientôt, si les décisions de diminuer les dépenses de l’administration ne sont pas prises. Car l’économie du royaume ne prospère plus. Dans les faubourgs se murmure même la certitude que la disette guette. L’imposition, en ces temps de rigueur, n’apportera aucun denier nouveau aux caisses du Trésor, et nourrira le mécontentement du peuple.
Tu n’as donc guère le choix, mon cher François : tu dois tailler dans les dépenses, et ordonner à tes courtisans de faire les économies nécessaires au respect de tes engagements diplomatiques. Ton autorité sur le royaume est en jeu. Les gazetiers répandent déjà la rumeur selon laquelle les réductions d’impôts que tu as promises aux manufacturiers du royaume n’étaient que forfanterie. Tu ne disposerais pas de la moindre livre dans tes coffres pour honorer ta parole.
Cette méthode de gouvernement ne paraît pas raisonnable. Elle t’expose aux quolibets, aux doutes, à la défiance. Le pays perd ses repères. Il suffit qu’un perfide entrepreneur anglo-saxon couvre l’un de tes ministres d’invectives publiques pour que le peuple s’émeuve et que ses certitudes soient ébranlées. Alors que tu eusses dû embastiller ce cuistre pour outrage au royaume, tu acceptes que les esprits de ton propre peuple examinent ton gouvernement à l’aune de cette imposture.
Je sais combien il est pénible de choisir et de décider dans ces circonstances. Tu as le sentiment qu’une puissance néfaste entrave le bon fonctionnement du royaume. Tu ne sais quel chemin choisir pour rétablir le calme dans l’opinion. Dans ton entourage, certains cherchent à te rassurer en te répétant que la prospérité reviendra avant l’hiver prochain, qu’il suffit d’attendre. Tu te plais à les croire, puis tu ouvres les yeux et tu ressens un profond vertige au spectacle du gouffre sous tes pieds, dont la profondeur s’accroît chaque jour.
Il faut agir, mais à quel parti te ranger ? Ceux qui prônent l’effort et la maîtrise du denier public te promettent une déplaisante impopularité. Tu as voyagé chez les Grecs, cette semaine, et tu as mesuré le charroi de misères, de plaintes, de souffrances, que drainent les économies de denier public dont l’alliance européenne est si gourmande. A coup sûr, cette voie serait rude pour le royaume et exposerait ton trône à de grands dangers.
Comme moi face aux mêmes circonstances, tu trouves refuge dans des occupations bucoliques, dans des réjouissances intimes et dans le soin que tu apportes à l’entretien de ton fief.
J’ai pris plaisir à contempler les eaux-fortes tirées de ta visite au Salon de l’Agriculture. Elles donnent une belle représentation de la fonction royale et de son exercice quotidien. Te voir flatter le museau des vaches, des taureaux, des moutons, t’attabler au milieu des paysans, partager avec eux le pain et le vin - mieux encore : la bière, contribuent à l’amour qu’un peuple porte à son souverain. Dans les temps de peine, cette familiarité te profite.
Certes, tu n’as guère poussé l’exercice jusqu’à enfoncer ton avant-bras dans les parties les plus charnues des animaux, pour prouver ta bravoure et te confondre avec ces roturiers et ces maquignons rompus au commerce quotidien des bovins. Il te reste donc quelque perfectionnement à acquérir avant de sacrifier de façon rigoureuse aux règles de ces écrouelles républicaines. Mais tu fais déjà bonne figure, et tu rappelles utilement aux Français qu’ils sont un peuple de la terre, qu’en dehors de leurs grains et de leurs animaux, ils ne peuvent se fier à aucune certitude.
Avec habileté, tu as porté ton souci des choses agricoles jusqu’à te ressouvenir de ton fief de Tulle, et de l’utilité que tu peux avoir à en garantir non seulement l’entretien, mais la préservation et le développement.
Tu le sais, ce fief perd ses âmes et ses foyers, année après année, au profit de sa rivale Brive, qui est mieux exposée au commerce et aux transports avec les grandes villes du pays. Tulle existe surtout par les officiers publics et leurs surnuméraires, par la maréchaussée et par l’hôtel dieu qui accueille les déments. Cette addition de rentiers ne suffit pas à faire de la ville un lieu prospère où les manufactures s’installeraient.
Ton prédécesseur magyar avait ordonné une mission extraordinaire dont l’une des décisions fut de déplacer le tribunal de grande instance de Tulle à Brive. Le coquin ! Le bélître ! Il faisait d’une pierre deux coups en empoisonnant ton gouvernement local en même temps que l’héritage de Jacques Chirac.
Avec une habileté consommée digne des plus grands rois, mon cher François, tu as déjoué ce plan et préparé l’annulation de cette décision qui te gênait. J’admire la méthode rigoureuse que tu as utilisée. Tu as d’abord choisi un conseiller du Roi, que vous appelez depuis Bonaparte conseiller d’Etat. L’homme, ce Serge Daël, présentait toutes les garanties de fidélité et de loyauté, sans contrevenir à l’illusion d’impartialité et d’indépendance dans laquelle les Français s’abandonnent s’agissant de ce conseil. Qui se souvenait que ce Daël avait servi quelques ministres amis comme Henri Nallet ou Charles Hernu ?
L’homme a usé de belles ruses pour convaincre les lecteurs, les citoyens et les notables que, sans aucun parti pris de sa part, aucune des décisions prises par la Magyar ne devait être rapportée, sauf celle qui avait frappé Tulle. Jolie manoeuvre ! Car qui pourrait soupçonner un conseiller de son rang d’une quelconque forfaiture en ta faveur ?
A moins que les Français ne trouvent la ficelle un peu grosse et ne s’interrogent sur le rôle de ces conseillers dont Louis XII établit la charge. Car, au fond, qu’est-ce que ce conseil d’Etat sinon le bras armé de la royauté, dont le rôle est de régler au mieux les affaires publiques, en garantissant que la justice n’entrave pas les intérêts de l’Etat lui-même ?
À ce jeu, ce Serge Daël a honorablement accompli sa mission. Il a donné des gages de sa préoccupation en faveur du denier public, et servi son souverain en accédant à la demande privée que celui-ci avait formée. Rêve-t-on d’un service de l’Etat plus harmonieux ?
Tu as bien raison, François, d’apporter tant de sollicitude aux intérêts de ton fief. Tu as même nommé le bailli de Tulle à la Cour, auprès de toi, afin qu’à chaque instant les soucis et malheurs de tes vassaux te soient rapportés et bénéficient de la meilleure attention de la part des courtisans et des officiers. Quelle plus belle consolation, pour toi, que ce souvenir nostalgique des temps insouciants où tu étais premier à Tulle ? Tu pouvais alors dépenser sans compter, et vivre loin de ce tracas imposé par tes alliés européens.
Avais-tu besoin de quelques deniers pour édifier un four banal, une route ou une salle de bal ? Tu pouvais à loisir emprunter aux financiers, fort de la garantie de l’Etat. Par la triste ironie de l’Histoire, tu dois aujourd’hui réparer les ravages que l’insouciance des féodaux a procurés au royaume, et persuader ceux qui ruinent les finances publiques depuis quarante ans de devenir enfin vertueux.
N’est-ce pas un plaidoyer en faveur d’un retour à la campagne ? Au moment où la tempête se prépare sur l’alliance européenne, au moment où chacun pressent que des mesures exceptionnelles vont devenir inexorables, cette pensée intime que tu accordes à la ville de ton coeur, à la terre de ton fief, prouve ta capacité à être un grand roi : malgré les malheurs du temps, tu te divertis, tu entretiens le souvenir et tu préserves les tiens.