Avant même les attentats de Paris, la coalition anti-Daech avait attaqué les infrastructures pétrolières de l’Etat islamique en Syrie. Pourquoi ? Parce que les Occidentaux soupçonnent fortement l’EI de tirer une part non négligeable de ses revenus de l’exploitation pétrolière. Mais pas seulement, comme nous allons le voir.
Une des stratégies appliquées par les armées et les services secrets occidentaux contre le terrorisme est de viser là où cela fait mal : au portefeuille. Pour cela, comme le rappelait Jim, les Occidentaux visent à déstabiliser et déstructurer les réseaux financiers sur lesquels s’appuient ces réseaux terroristes – pas toujours avec le succès escompté – mais aussi de s’attaquer à leurs sources de revenus. Le pétrole est donc au coeur de la lutte contre le groupe EI.
Le brut mithridatisé?
Mais avant de nous intéresser aux approvisionnements de l’EI et à ses sources de revenus, revenons un instant sur la réaction du cours du baril aux attentats de Paris. Il fut un temps où le cours du brut aurait immédiatement réagi à une telle attaque et aux conséquences géopolitiques qu’elle allait forcément entraîner. Une flambée haussière, de forte ampleur mais de courte durée, se serait emparée des cours, comme au moment du déclenchement de la Guerre en Irak en août 1990, où le cours du Brent était passé de 17 $ à 27 $ en un mois.
La Guerre d’Irak (2003-2011) a quant à elle vu le cours du pétrole passer de 29 $ en moyenne en 2003 à plus de 110 $ en 2011. Bien sûr, le conflit irakien était loin d’être la seule cause de cette progression, mais chaque événement géopolitique majeur de ces dernières décennies a fait réagir le pétrole. Depuis environ deux ans, tout a changé. Le cours du pétrole s’est mithridatisé aux événements géopolitiques. Crise entre l’Ukraine et la Russie, poussée de l’EI, tensions redoublées au Proche et Moyen-Orient… le baril semble remarquer ni le sang ni les armes.
Sa seule source de préoccupation, c’est le déséquilibre entre l’offre et la demande. Et tout particulièrement le spectaculaire bond de l’offre (je ne reviens pas sur les raisons de celui-ci, vous devez les connaître par coeur depuis le temps que je vous les rabâche). Conclusion, le cours du Brent est passé de 43,6 $ vendredi 13 novembre à 44,91 $ le lundi 16. Pour retomber à 44 $ depuis. On ne peut pas dire que le baril frémisse. Et pourtant, comme je vous le disais, les bombardements de la coalition anti-EI visent clairement et spécifiquement les infrastructures pétrolières.
L’Etat islamique, et son bas de laine?
Selon une étude réalisée par le Think Tank américain Rand Corporation, l’EI dispose d’un revenu journalier (journalier !) dépassant le million de dollars. Une étude de Reuters estime quant à elle que ses revenus annuels atteignent 2,9 milliards de dollars. Difficile de trouver des chiffres qui se recoupent mais disons que l’EI ne manque pas de ressources financières et que le groupe s’en fait un fait de gloire en affirmant haut et fort être le groupe terroriste le plus riche de la planète (joli palmarès) avec un trésor de guerre supérieur à 2 000 milliards de dollars (total de ses actifs).
Quelles sont les ressources financières de l’EI ? Malgré le flou qui entoure ses revenus, on peut dégager plusieurs sources d’approvisionnements :
– Et tout d’abord les revenus générés par leurs activités illégales et criminelles : enlèvements, vols, rançons, pillages… Pour rappel, en juin 2014, le groupe s’est ainsi emparé des réserves de la banque centrale de Mossoul, estimées à 425 millions de dollars. Le groupe a ainsi mis en place, dans les régions qu’il contrôle, un véritable système de prélèvement sur les salaires des fonctionnaires irakiens et syriens (d’après le New York Times, ce prélèvement irait jusqu’à 50%). L’EI se finance aussi très largement par le racket. La même enquête du New York Times révèle que les commerçants et entreprises sont taxés à environ 20%. Signalons aussi la vente d’antiquités. Si vous vous intéressez à l’archéologie, vous avez forcément en tête les images de la destruction très médiatisée du site antique de Palmyre en Syrie.
Ces images de propagande cachent une réalité bien plus complexe. Les objets archéologiques de petite taille – ou du moins de taille transportable – font l’objet depuis des mois d’un intense trafic. Les fouilles illégales se sont multipliées et le marché de l’archéologie est inondé d’objets de provenance plus que douteuse. Paradoxalement, leur valeur marchande est peut-être leur unique chance d’échapper à la destruction… (Vous l’aurez compris, le sujet me tient particulièrement à coeur… je pourrais en parler pendant des heures ! Mais revenons à nos moutons)
– Une autre part provient des financements extérieurs. La question est complexe et hautement subversive mais disons que l’Arabie saoudite, le Qatar et d’autres pays sont très fortement "soupçonnés" d’aider, directement ou indirectement, l’EI de manière sonnante et trébuchante.
– Enfin, le pétrole représente une part non négligeable des ressources de l’EI, avec un revenu estimé entre 100 millions et 500 millions de dollars l’année dernière. Soit – et selon les différentes sources et estimations – entre un sixième et un tiers de ses revenus.
Les ressources pétrolières de l’EI?
Présent essentiellement en Irak et en Syrie, deux pays producteurs de pétrole, l’EI a logiquement mis la main sur certains champs pétroliers mais aussi sur certains réseaux de distribution du brut. L’EI ne contrôle pas forcément les régions les plus riches en puits (comme le sud de l’Irak) mais celles qu’il contrôle suffisent à lui assurer de confortables ressources pétrolières, et ce d’autant plus que le groupe a fortement étendu son "califat" au cours des 12 derniers mois.
L’EI contrôle ainsi par exemple les champs pétroliers de l’ouest de l’Irak et surtout de l’est de la Syrie, dans la province de Deir ez-Zor. Les estimations de production sont évidemment difficiles à établir mais selon les chiffres du Financial Times, elle approcherait des 48 000 barils par jour. D’autres estimations, datant de l’été 2014, l’estiment à 70 000 barils par jour. Par comparaison, l’Irak produisait en 2014 plus de 3 millions de barils par jour. La Syrie a quant à elle vu sa production s’effondrer depuis 2010, passant de 620 000 barils/jour à, officiellement, à peine plus de 22 000.
Une grande partie de ces ressources sert à alimenter les besoins du groupe lui-même, ainsi que des régions qu’elles contrôlent. Une autre part est destinée à l’exportation. Et c’est là que cela se complique, du moins sur le papier. Car évidemment, les autorités internationales interdisent l’achat de pétrole made in ISIS et cela ferait vraiment très mauvais effet pour une major pétrolière occidentale d’aller se fournir en brut auprès de ces délices de la nature humaine que sont les membres de l’EI. Autant financer directement ses activités criminelles et terroristes – quoi que certains Etats ne s’en privent pas.
La filière pétrolière made in ISIS
?Malgré cette interdiction internationale, le groupe terroriste parvient sans trop de problème à écouler sa production. Comment fait-il ? Le Financial Times a mené l’enquête l’été dernier et décrit en détail la filière empruntée par le pétrole extrait sous l’égide de l’EI, des puits de pétrole jusqu’aux circuits permettant à ce pétrole de rejoindre les acheteurs finaux, en passant par les raffineries installées en Irak et en Syrie. Cette enquête – en anglais – est passionnante, et à lire ici. Comme le souligne le FT, l’EI ne contrôle pas forcément toute la chaîne de transformation et de distribution de son pétrole mais peut s’appuyer sur des collaborations locales aussi bien en Syrie qu’en Irak. Le pétrole extrait est raffiné – avec des qualités diverses – dans des raffineries, parfois mobiles, situées essentiellement dans les régions de Deir ez-Zor, de Racca et d’Alep. Certaines de ces raffineries sont directement possédées par l’EI, d’autres collaborent.
Les dérivés du brut sont ensuite acheminés via divers moyens (camions, dos d’âne, etc.) principalement vers la Turquie où ils peuvent ensuite rejoindre des circuits plus ou moins officiels. Après tout rien ne distingue un baril de pétrole d’un autre si bien que certains ont pu accuser des majors occidentales de vendre du pétrole produit par l’EI. L’EI dispose de deux atouts dans ce commerce. Le premier, c’est sa capacité à casser les prix. Le groupe vend son pétrole entre 10 $ et 30 $ le baril (contre 45 $ environ pour le Brent actuellement).
Le second, et sans aucun doute le plus important, est l’existence d’un marché captif, à savoir le territoire du prétendu califat mais aussi tous les groupes oeuvrant dans la région. Ainsi, les groupes armés luttant contre le régime de Bachar el-Assad s’approvisionnent en partie auprès de l’EI.
Le pétrole, talon d’Achille de l’EI ??
Je vous le disais, le pétrole made in Isis est une goutte dans un océan de brut et le groupe terroriste dispose d’autres sources de revenus que le pétrole. En outre, l’aspect mouvant de la filière pétrolière de l’EI lui permet de s’adapter et de se relever rapidement après une frappe. Malgré tout, cette filière est particulièrement symbolique, et c’est ce qui explique qu’elle soit visée par les bombardements occidentaux.
L’EI accorde une place de choix au pétrole, symbole de sa puissance politique et financière. Le groupe veut s’imposer comme Etat. Il en a pris le nom, a instauré un califat, a frappé monnaie… et essaie d’établir une administration, en particulier sur le pétrole. Le groupe aimerait ainsi mettre en place une major étatique (une compagnie nationale) chargée de contrôler ses ressources en pétrole. Pour cela, l’EI islamique recrute : ingénieurs, ouvriers, et spécialistes en tout genre de l’industrie pétrolière. Une main-d’œuvre qualifiée dont le groupe a crucialement besoin. D’après les experts, les champs pétroliers de l’EI en Syrie sont vieux, technologiquement dépassés et produisent de moins en moins.
Pour la coalition, outre l’aspect symbolique, les frappes sur les infrastructures pétrolières de l’EI sont une opération de communication. Lutter politiquement et diplomatiquement contre l’EI, mener une cyberguerre ou même s’attaquer à ses réseaux financiers, c’est moins médiatique, cela passe moins bien à l’image que des bombardements d’infrastructures pétrolières. Une raffinerie en feu, c’est plus parlant qu’un compte bancaire bloqué. Voilà pourquoi les frappes contre le pétrole de l’EI n’ont que peu d’influence sur le marché international du pétrole. Mais en a symboliquement. Le talon d’Achille n’est pas économique, il est symbolique.
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