La crise économique et sociale a favorisé un profond réexamen du fonctionnement de l’économie dans la plupart des pays du monde. L’État semble aujourd’hui incapable de faire face seul à la montée du chômage, la persistance de la pauvreté, la dégradation de l’environnement. Le fonctionnement de l’économie de marché engendre pour sa part de fortes disparités, des inégalités de développement sociales ou territoriales et l’exclusion de certaines populations. Cette situation a favorisé, un peu partout à travers le monde, l’émergence d’un autre secteur, celui de l’économie sociale et solidaire, qui apporte des solutions en (re)plaçant l’Homme au centre du développement économique et social.
Toutefois, comme l’économie, le terme d’« économie sociale et solidaire » est polysémique (voir un précédent article de BSI Economics sur le sujet). La définition et les critères d’appartenance à l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) prêtent à débat et peuvent varier d’un pays à l’autre. Comme concept, l’ESS peut être appréhendée soit comme enrichissement de l’économie politique, soit comme critique et substitut à l’économie politique, soit encore comme complément à l’économie pure. On remarque une tendance générale vers une vision plus englobante de l’ESS, définie moins à travers les statuts des entités (coopératives, associations, mutuelles..) et plus comme un mode de production alternatif.
1. Définition et évolution historique du concept
L’Économie Sociale et Solidaire englobe une réalité plurielle et est souvent associée à d’autres notions, telles que l’économie sociale, l’économie solidaire, l’économie populaire et l’entrepreneuriat social. Ces notions sont liées à différents contextes théoriques et ont des origines géographiques diverses. Un rapide panorama de ces notions associées permet de préciser les contours et la valeur ajoutée de l’ESS.
L'économie sociale
Le terme « économie sociale » est apparu à la fin du 19esiècle, quand des associations bénévoles ont été établies par les travailleurs pour faire face aux conséquences de l’extension du capitalisme industriel en France. Le terme a refait surface dans les années 70 lorsque les mouvements coopératifs, mutualistes et associatifs français ont accentué leur reconnaissance institutionnelle. L’économie sociale est principalement associée aux organisations et associations coopératives ou mutualistes. Définie en grande partie par le statut de ses acteurs, elle est caractérisée par plusieurs principes tels que la primauté des personnes et du travail sur le capital, la liberté d’adhésion, l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, une gestion démocratique… Certaines divergences existent en ce qui concerne la redistribution des bénéfices : les coopératives permettent la redistribution des excédents en espèces à leurs membres alors que les associations et les mutuelles l’interdisent.
L'économie solidaire
L’économie solidaire puise ses racines dans l’économie sociale, et s’est développée durant les années 70 dans un contexte marqué par la crise et la recrudescence du chômage. Elle vise à répondre aux besoins des populations fragiles par des modes de production alternatifs et solidaires, mettant plus en avant la réduction des inégalités que l’accumulation du profit. Le terme est fortement utilisé en France, en Amérique latine et au Québec. La solidarité est la caractéristique essentielle définissant ce type d’économie, qui s’oppose à la vision traditionnelle de l’économie capitaliste. L’économie solidaire souhaite mettre en lumière les initiatives novatrices, plus participatives et souvent de moindre envergure. Les organisations d’économie solidaire sont davantage ancrées au niveau local. Elles fonctionnent souvent sur un mécanisme de réciprocité et cherchent à se financer via des ressources hybrides : monétaires et non monétaires, marchandes et non marchandes, des emplois rémunérés et du bénévolat. Les organisations de l’économie solidaire ont pour objectif de répondre aux problèmes sociaux actuels, tels que la prise en charge des enfants et des personnes âgées, les enjeux environnementaux, l’agriculture durable, etc.
L’économie solidaire partage avec l’économie sociale une racine historique commune et un but de proposer un modèle alternatif au capitalisme.Toutefois, des différences existent concernant :
-Le poids économique : l’économie sociale représente une part plus importante du PIB du fait de la place du mouvement mutualiste dans le système d’assurance, de l’importance financière des coopératives bancaires et de la croissance du mouvement associatif. L’économie solidaire est quant à elle un ensemble d’initiatives beaucoup plus modestes (le secteur le plus connu est en Europe le commerce équitable).
-Le rapport au productivisme : au moment de sa naissance juridique, l’économie sociale a cherché à produire autrement des biens et des services, mais l’équation « plus de production = plus de richesse collective » n’était pas remise en cause. Par contre, la critique du productivisme (à l’origine du concept de développement durable) est partagée par l’économie solidaire.
-Le rapport au principe de marché : dans la perspective la plus radicale de l’économie solidaire, démocratiser l’économie revient à remplacer le principe de marché comme meilleur facteur d’allocation des ressources par la délibération dans l’espace public du prix, de la qualité et de la quantité du bien ou du service (à l’image du commerce équitable ou des systèmes d’échanges locaux). Selon certains auteurs faisant référence dans le mouvement de l’économie solidaire, l’économie de marché conduit au capitalisme qui lui-même est un déni de démocratie, (Karl Polanyi [1983], Alain Caillé [2005]).
-La finalité : Un des éléments clefs permettant de caractériser l’économie sociale est « le principe de double qualité » (le producteur et le bénéficiaire du bien et du service sont membres de l’organisation), et les décisions sont donc prises dans le respect de l’intérêt collectif. La finalité d’une organisation d’économie solidaire n’est pas l’intérêt collectif, mais l’intérêt général (cette différence peut être visible à travers les problématiques environnementales par exemple), elle consiste à étendre et approfondir la démocratie.
L'économie populaire
Le terme « économie populaire » provient d’Amérique latine, où il a été notamment conceptualisé par Luis Razeto (Chili) ou Jose-Luis Corragio (Argentine) dans les années 80. Cette économie désigne les organisations mises en place par les acteurs les plus vulnérables (appartenant à la classe populaire) afin de répondre aux problèmes de subsistance économiques et sociaux qu’ils rencontrent. Il s’agit le plus souvent de groupes partageant des conditions de vie communes, appartenant aux mêmes communautés (religieuses, politiques…) et cherchant à résoudre des problèmes quotidiens au travers de processus de prise de conscience et de solutions pratiques mis en œuvre collectivement.
D’un point de vue conceptuel, ces organisations autogérées reposent principalement sur des ressources non monétaires (main-d’œuvre, capacité organisationnelle, mobilisation, créativité, forte entre-aide). Cette forme d’économie est d’ailleurs considérée comme un modèle économique et politique alternatif à l’économie (néo)libérale dominante.
L’économie populaire est fortement liée à l’économie informelle. Selon l’OIT : « l’expression “économie informelle” fait référence à toutes les activités économiques de travailleurs et d’unités économiques qui ne sont pas couvertes – en vertu de la législation ou de la pratique – par des dispositions formelles. » Il s’agit donc principalement d’une économie de survie avec peu d’accumulation de capital dont les moyens financiers sont faibles et qui privilégie les stratégies d’embauche au sein de groupes communautaires. Jusqu’à la fin des années 1970, l’économie populaire est globalement occultée par la rhétorique de la modernisation et par la problématique de l’informalité. Ce n’est que durant les années 80 qu’on observe un tournant à la fois du point de vue des régulations macro-économiques et de la perception de l’économie populaire, en particulier en Amérique latine.
L’économie populaire regroupe ainsi différents types d’entités correspondant à des tailles et à des degrés d’organisation croissants : des initiatives individuelles de travailleurs indépendants ; des micro-entreprises familiales et des groupes ou associations réunissant un plus grand nombre de personnes. On peut alors parler d’une économie populaire et solidaire, dans la mesure où ces groupes ou associations reposent sur des interdépendances recherchées et reconnues comme telles par leurs membres. Toutefois, toute entité d’économie populaire n’est pas nécessairement solidaire : la solidarité n’est pas un critère distinctif de l’économie populaire, mais un attribut de certaines de ses entités. (Razeto, 1996)
L'entrepreneuriat social
La notion d’entrepreneuriat social a émergé dans les années 1990 aux États-Unis, avec notamment le programme de recherche et d’enseignement « Social Enterprise Initiative » lancé par la Harvard Business School en 1993 et bientôt suivi par d’autres grandes universités (Columbia, Yale, etc.) et diverses fondations.
En Europe, l’entrepreneuriat social reste lié à l’économie sociale et sa tradition coopérative. De nouvelles dynamiques entrepreneuriales à finalité sociale ont émergé à partir des années 90 dans plusieurs pays européens. L’entrepreneuriat social résulte d’initiatives privées menées au service de l’intérêt collectif, il est associé à l’idée d’innovation sociale et est pleinement inscrit dans l’économie de marché, tout en considérant que le profit n’est pas une fin en soi, mais bien un moyen au service d’un projet social et/ou participatif. Dans ses analyses internationales, l’OCDE a montré le rôle central joué par l’entrepreneuriat social dans la lutte contre l’exclusion sociale, dans la réinsertion professionnelle des groupes fragiles, dans la redynamisation de régions défavorisées.
C’est un mouvement mondial de fond qui participe au renouvellement des modèles économiques classiques – économie de marché financiarisée ou bien prédominance de l’État – en créant une troisième voie. Il cherche à mettre l’efficacité économique au service de l’intérêt général. Quel que soit leur statut juridique, les entreprises sociales visent à être performantes économiquement afin de résoudre de façon efficace les problèmes sociaux et environnementaux auxquels ni l’État ni le marché n’avaient apporté de réponses satisfaisantes.
2. Comparaison internationale
Au cours des dernières années, de nombreux gouvernements nationaux et régionaux ont développé des politiques faisant explicitement référence à l’économie sociale, dans certains aspects ou dans sa globalité. Il existe une forte diversité des expériences internationales concernant l’étendue de ses politiques publiques, leur mode d’application, l’appareil législatif mis en place, la création ou non d’institutions spécifiques afin d’encadrer ce secteur… D’une manière générale, beaucoup de pays ont élaboré des politiques sectorielles comportant des allusions formelles à l’économie sociale, mais qui restent incomplètes et avec une faible coordination nationale. Cette diversité des politiques et les disparités de leur mise en œuvre s’expliquent principalement par le contexte politique, économique, historique, social, culturel et institutionnel propre à chacune des conjonctures nationales et régionales dans lesquelles elles sont conçues. Plus récemment, on note l’émergence de politiques spécifiques de l’économie sociale définie par des lois-cadres. Une loi-cadre est une loi définissant les principes généraux d’une manière qui laisse à l’exécutif le soin d’en fixer les modalités d’application en utilisant son pouvoir réglementaire. Dans la majorité des cas, elle fixe une définition de l’économie sociale et solidaire, détermine les acteurs qui en font partie, les institutions de soutien lorsque celles-ci existent et la politique publique menée par l’Etat dans ce domaine.
Les définitions couvrent toute la palette des concepts développés ci-dessus, mais trois aspects principaux sont présents dans la majorité les définitions :
- La primauté de l’utilité sociale, formulée de différentes manières : service à la collectivité ou aux membres, primauté des personnes et des objectifs sociaux, priorité des individus et du travail sur le capital
- Des principes de gestion interne : démocratie, autonomie de gestion, indépendance, transparence, autonomie, lucrativité limitée, hybridation des ressources etc.
- un cadre institutionnel et statutaire : coopératives, mutuelles, association, et dans certains cas l’entreprise sociale
Ainsi l’ESS apparait comme une volonté de synthèse entre l’économie sociale, l’économie solidaire, et les tendances plus récentes telles que l’entrepreneuriat social. Cette définition reste souple, de façon à rendre justice à la diversité des acteurs de l’ESS et aux multiples facettes de l’utilité sociale.
L’analyse des définitions fait apparaitre deux tendances, d’une part une vision de l’ESS comme un palliatif à l’économie de marché, un système visant à réduire les injustices et à opérer une redistribution entre les acteurs, d’autre part une vision de l’ESS comme un modèle alternatif de production, s’insérant dans l’économie de marché. Les divergences entre ces deux visions s’illustrent particulièrement dans le traitement des entreprises sociales. La première vision se referme sur le noyau historique de l’économie sociale où les acteurs identifiés sont les associations, mutuelles et coopératives. Certaines lois cadres récentes restent proches de cette logique, c’est le cas par exemple en Amérique latine. En annexe, ci-dessous, un tableau récapitulatif des différentes mesures par pays est disponible.
En Europe et dans les pays anglo-saxons, au contraire, on observe une convergence de plus en plus grande entre l’économie sociale et solidaire et l’entrepreneuriat social. Ainsi, au travers de l’initiative pour l’entrepreneuriat social, lancée en 2011, la Commission européenne s’est engagée à construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales. Un train de onze mesures est proposé dans le but de faciliter l’accès au financement des entreprises sociales, d’harmoniser au niveau européen les réglementations actuelles et de mieux ancrer l’entrepreneuriat social dans l’économie à travers un accès plus facile aux commandes publiques. En janvier 2014, la commission européenne a organisé la première conférence « Entrepreneurs sociaux : prenez la parole ». En France, la loi cadre sur l’Économie sociale et solidaire a été adoptée en 2014. Celle-ci définit clairement le périmètre de l’ESS en y incluant les entreprises à utilité sociale à condition que celles-ci respectent des principes de gestion spécifiés (des bénéfices majoritairement consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de l’activité de l’entreprise, des réserves obligatoires constituées, impartageables, ne peuvent pas être distribuées,…)
Conclusion
L’ESS est aujourd’hui en phase de mutation. On voit apparaitre de nouveaux acteurs et de nouvelles activités se structurent. Les statuts historiques (coopératives, mutuelles, association) de l’économie sociale sont interrogés par l’affirmation de groupes informels durables (associations de fait) ainsi que par un glissement au fil du temps vers la logique artisanale (appropriation autour d’une organisation quasi-familiale), la logique publique (associations parapubliques) ou encore financière (valorisation du capital individuel, création de filiales…). Une des difficultés majeure à laquelle doit faire face l’Economie Sociale et Solidaire aujourd’hui afin de se développer et de se structurer, aussi bien au niveau des acteurs qui constituent l’ESS qu’auprès des institutions politiques, réside dans la vision du rôle qu’elle doit jouer dans la société. Contrairement à une vision restrictive qui la limitait dans un rôle strictement palliatif ou transitoire, elle s’affirme de plus en plus comme une économie alternative avec des objectifs propres, des spécificités, et un rôle dans les rapports socio-économiques structurant la société.