Est-ce que pour concrétiser leur politique de bien-être au travail les organisations doivent se plier aux quatre volontés (entendre "quatre désirs" dans l’acception spinozienne) de leurs salariés ? Ce serait une spirale sans fin car cela supposerait de connaître les désirs de chacun de ses collaborateurs (tâche quasi impossible) pour d’une part les satisfaire et d’autre part (chose sans doute encore plus délicate) de ne pas les rendre insatisfaits.
Cette remarque, anodine et triviale en apparence, cache une paradoxe que l’on peut synthétiser brutalement de la sorte : plus les organisations se focaliseront sur l’assouvissement des désirs de leurs salariés, plus elles accroîtront l’insatisfaction de ces derniers ; quand bien même elle parviendrait à partiellement les satisfaire (par plus de salaire, d’avantages sociaux ou de confort), il en faudrait toujours plus.
Les résultats de l’Observatoire de la Vie Au Travail (OVAT) en atteste depuis sa création en 2008 : l’insatisfaction au travail des français est chronique. Car la solution ne réside pas sur l’obscur objet du désir, si l’on en croit Epicure, Spinoza et Schoppenhauer, mais sur la dynamique du désir et par conséquent sa maîtrise (ni trop, ni trop peu).
La balle est, semble-t-il, dans le camp des salariés (mais aussi des managers et des dirigeants quand ils sont eux-mêmes faces à leur désir de plus de performance ou plus de rentabilité qui elles aussi sont terriblement addictives…). Ceci éclaire le syndrome des "salariés gâtés qui ne sont jamais contents et qui en veulent toujours plus" que les consultants que nous sommes rencontrons parfois dans certaines entreprises ; cela permet de mieux comprendre par exemple pourquoi les salles de "relaxation bien-être" voulues par les salariés et leurs représentants avec la bénédiction de leur Direction, que l’on voit fleurir dans bon nombre d’entreprises, sont désertées au bout de quelques mois, voire de quelles semaines…
Que faire alors ? Conjuguer bien-être avec et bien agir. Il faut relire Kant et comprendre ce qui se joue dans ce qu’il appelle la "dialectique de la vertu et du bonheur", concepts ô combien interdépendants. Le bien-être et lié au bien agir ; en effet, bien agir provoque du bien-être et même contribue au bonheur de l’individu, alors que le bien-être comme fin en soi n’aboutit que sur une forme d’insatisfaction chronique, nous l’avons vu plus haut.
Le monde serait bien mal fait si ce qui est juste et bon n’avait que des conséquences désagréables. Au travail comme dans les autres sphères de vie, l’individu aspire donc au bien, voire au bonheur, comme le soulignait déjà Aristote : chacun souhaite bien faire son travail, bien agir. Si le travail est si insatisfaisant, comment peut-il alors contribuer au bonheur des salariés ?
Le bien-être doit être distingué du bonheur même si le premier contribue au second : le bien-être est un état physique et moral de plaisir, jugé satisfaisant, qu’il soit passif (nourriture, douceur, confort…) ou actif (une action dans laquelle l’agent s’accomplit) tandis que le bonheur est la collection de ces états de bien-être ; être heureux c’est apprécier le déroulement de sa propre vie, à l’aune de l’idéal de vie que l’on s’est fixé.
Chaque individu est seul juge de sa situation, s’il est satisfait, heureux, ou pas. On peut tout avoir pour être heureux sans pour autant se trouver bien. Ainsi, bien faire son travail n’engendre pas forcément une bonne action, en ce sens, il peut rendre les salariés non seulement insatisfaits mais malheureux. Par exemple, Lee Oswald a bien visé puisqu’il a atteint sa cible, mais a-t-il bien agi en tuant Kennedy ?