Un trait dominant de cette inculture consiste à affirmer que l’accroissement des inégalités est le résultat du développement de l’économie libérale. C’est au contraire le jeu de l’État-providence qui contribue à écraser les classes moyennes en faisant fuir les catégories les plus aisées, tandis qu’il se propose de prendre en charge la masse croissante des plus modestes, lesquels plongent ainsi dans une trappe à pauvreté, réduits au rang d’assistés. Par ailleurs, attribuer l’écart de richesses qui sépare les pays pauvres des pays riches au jeu pernicieux de la « mondialisation libérale », c’est encore une marque de cette inculture persistante. Les écarts entre riches et pauvres sont bien plus criants à l’intérieur des pays pauvres eux-mêmes, pourtant pas réputés pour être des modèles de pays libéraux.
C’est que la France a une lourde tradition centralisatrice doublée d’un passé catholique qui se traduit par une conception puritaine, mais dépassée, de l’économie. Alors que plus de la moitié de la richesse nationale est redistribuée par les administrations de l’État, gauche et droite se retrouvent autour d’une critique toujours plus acerbe de l’économie de marché. Pourtant la compréhension des mécanismes économiques suppose justement d’échapper au clivage gauche/droite et ses dogmes. Par exemple, le marché implique la mobilité socioprofessionnelle qui peut voir un individu d’une classe modeste arriver à des postes de responsabilité ou, à l’inverse, un bourgeois d’une famille établie tomber dans la déchéance. La droite la plus réactionnaire a longtemps cautionné un ordre social fondé sur l’inégalité et la reproduction « héréditaire » de cette inégalité. De ce point de vue, le principe de mobilité sociale des individus constitue un élément subversif pour la droite conservatrice française. De son côté, la gauche identifie le marché au principe marxiste de « l’exploitation de l’homme par l’homme », l’argent représentant le véhicule de cette exploitation. L’État doit donc prendre en main les affaires économiques pour contrecarrer ce principe d’exploitation que porte en son sein tout projet capitaliste.
La tradition catholique n’a pas non plus arrangé les choses. L’Église catholique a toujours été critique vis-à-vis de l’argent, du commerce et du travail. Elle fut, d’un côté, la caution morale d’une droite franchement hostile au progrès économique et, de l’autre côté, le vecteur de développement d’un courant social fondé sur la charité. Pourquoi vouloir changer sa condition terrestre alors que le bonheur éternel viendra récompenser les plus modestes ? D’autant que le travail des hommes allait nécessairement dépraver un « état naturel » vu comme l’expression de la volonté divine. Ce fatalisme religieux ne convient guère à l’esprit entrepreneurial des économies de marché. A contrario, dans la religion protestante, le travail agit comme l’instrument de la révélation et la réussite personnelle est interprétée comme le signe tangible de la prédestination : « … le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. Cela, et cela seul, dissipe le doute religieux et donne la certitude de la grâce. »
Comment systématiquement attaquer les privatisations, demander à l’État de combler les déficits des entreprises publiques et des régimes sociaux et refuser dans le même temps d’étendre l’assiette fiscale à une plus grande partie de la population, ou d’entreprendre toute réforme du secteur public ou de la sécurité sociale ? Comment prétendre défendre le système de retraite par répartition, vouloir travailler moins et refuser toute forme de capitalisation ? La France aurait trouvé la réponse miracle : il y a de l’argent, il suffit de s’attaquer aux riches, ponctionner les marchés financiers et taxer la spéculation.
Émile Zola, peu soupçonnable de sympathie libérale, observa un jour : « Je suis en train de travailler à un roman, L’Argent (...) Je prendrai comme position que la spéculation est une bonne chose, sans laquelle les grandes industries du monde s’éteindraient, tout comme la population s’éteindrait sans la passion sexuelle. Aujourd’hui les grognements et grommellements émanant des centres socialistes sont le prélude à une éruption qui modifiera plus ou moins les conditions sociales existantes. Mais le monde a-t-il été rendu meilleur par notre grande Révolution ? Les hommes sont-ils en quoi que ce soit en réalité plus égaux qu’ils ne l’étaient il y a cent ans ? (…) Pouvez-vous rendre tous les hommes également heureux ou également avisés ? Non ! Alors arrêtez de parler de l’égalité ! La liberté, oui ; la fraternité, oui ; mais l’égalité, jamais ! »
Or si la tendance à la paupérisation des masses s’est réalisée quelque part, c’est bien chez les nations qui ont éliminé le droit à la propriété privée et le principe de concurrence parce que leurs dirigeants ont cru qu’ils pouvaient construire, produire et régenter l’ordre social au nom de l’intérêt général. Faire du « social », voilà la grande ambition moderne des politiciens qui se rendent compte de leur incapacité à contrôler l’économie. L’exception française se traduit par une dénonciation de l’argent et un rejet des riches, refrain fédérateur de la gauche française. Ce rapport hypocrite à l’argent est la marque d’un discours fondamentalement antiéconomique. Pourtant, les pays les plus avancés ont connu une croissance solide et durable à partir du moment où ils ont intégré le principe fondamental selon lequel l’économie a plus à voir avec la logique qu’avec l’idéologie.