Energie : une crise connue depuis 60 ans

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Par Alexis Toulet Modifié le 29 novembre 2022 à 9h15
Crise Energie Petrole Demande Mondiale
@shutter - © Economie Matin
51,5 milliards ?En 2013, la facture pétrolière de la France s'élevait à 51,5 milliards d'euros (UFIP).

Voici en exclusivité pour le Nœud Gordien la première traduction en français du discours prophétique de l’amiral Hyman Rickover mettant en garde dès 1957 contre les conséquences de l’épuisement des énergies fossiles, à commencer par le pétrole, aux alentours de la première moitié du XXIème siècle.

Hyman Rickover, disparu en 1986, est resté une légende de la Marine américaine et de l’ingénierie navale. C’est lui qui fut à l’origine du projet de premier sous-marin nucléaire au monde, réalisant le rêve de Jules Verne dans Vingt Mille Lieues sous les Mers, et aboutissant au lancement de l’USS Nautilus, reprenant justement le nom du navire du capitaine Nemo, le premier sous-marin à jamais réaliser une traversée sous-marine de l’Océan Arctique.

Dans ce discours incroyable de clarté, de sagacité et de prescience, l’amiral-ingénieur présentait un panorama des progrès énormes que permit à l’Humanité à partir du XIXème siècle la maîtrise des énergies fossiles, charbon puis pétrole, de la puissance sans précédent qu’elles mirent à la disposition des hommes. Surtout, Rickover l’ingénieur décrivait déjà la situation qui est et sera de plus en plus la nôtre, celle déjà d’une limitation à la croissance des énergies fossiles, le pétrole en premier lieu – limitation effective depuis la fin de la dernière décennie, bientôt de la baisse forcée de leur utilisation, en attendant de véritables pénuries, et il esquissait les voies qui peut-être pourraient permettre à l’Humanité de conserver ses industries et son progrès technique – à condition donc de remplacer les énergies fossiles faisant défaut.

Sans doute, un certain nombre de choses ont changé depuis 1957. Mais à côté des grands mouvements historiques, de l’exploitation du charbon et de la machine à vapeur à celle du pétrole et du gaz, ce ne sont là que facteurs de second ordre. Le tableau d’ensemble du rôle fondamental des sources d’énergie dans l’avènement, le progrès, le déclin ou la chute des civilisations, et encore et surtout le tableau du rôle fondamental des énergies fossiles à la racine du développement et de la richesse actuelle comparée à celle d’il y a un siècle et demi, soutenant le niveau actuel de développement, et menaçant par leur déclin au cours du XXIème siècle d’entraîner la chute de la civilisation industrielle et la fin de ce que nous appelons le développement – tout ceci reste juste et pour tout dire encore plus vrai deux générations après que Hyman Rickover l’ait si bien exposé et expliqué.

Où en sommes-nous, soixante ans après ? Eh bien, ce qui il y a deux générations était une vision prophétique est aujourd’hui notre réalité. Et notre situation n’est pas bonne, car en vérité nous avons collectivement été bien imprévoyants :

Le développement d’alternatives à l’énergie fossile est – pour dire les choses nettement – dans une impasse, seuls des efforts modérés étant consentis et seulement en direction des « énergies renouvelables », du type vent et solaire. Or ces énergies diffuses sur de grands espaces, donc beaucoup plus coûteuses à capter, ne peuvent pas remplacer des sources d’énergie concentrées d’un coût d’exploitation comparativement faible comme les énergies fossiles – sauf pour soutenir un niveau de vie incomparablement plus bas. Ceci sans compter leur intermittence, et les solutions techniques lourdes et coûteuses nécessaires pour pallier les moments où le vent ne souffle pas et le soleil ne brille pas, dont il est permis de douter qu’il soit praticable de les installer à l’échelle requise – qui serait énorme.

Ni la transition volontaire vers un niveau de vie beaucoup plus bas – proposition des partisans de la « décroissance » – n’est choisie, ni aucune alternative de haute densité énergétique n’est recherchée avec des efforts un tant soit peu significatifs. Le nucléaire dit « de quatrième génération », serait la piste la plus prometteuse, permettant l’exploitation de ressources en matières « fertiles » cent fois plus abondante que les matières fissiles auxquelles doivent se limiter les réacteurs nucléaires actuels, donc l’accès à des réserves énergétiques suffisantes pour plusieurs siècles de la consommation actuelle, en plus de ses autres avantages en matière de sécurité. Mais cette voie de recherche est dotée de budgets au mieux faméliques, sinon tout simplement inexistants, si bien que les premières réalisations industrielles ne sont pas prévues avant une génération, bien trop tard pour avoir un effet notable sur notre situation.

Or, selon les prévisions les plus optimistes, nous sommes trois fois plus près du pic des carburants liquides que nous ne le sommes de l’époque du discours de Rickover – pic alors estimé au début des années 2030. Selon des prévisions plus pessimistes, nous pourrions en être dix fois plus proches – le pic étant aux alentours de 2020. Le pic des carburants liquides, c’est-à-dire le moment où le rythme de production de carburants liquides commence à décroître par début d’épuisement des gisements, doit en effet arriver avant le pic de l’énergie fossile dans son ensemble – laquelle inclut aussi gaz et plus encore charbon nettement plus abondants – et il a une importance cruciale en soi vu le rôle prépondérant des carburants liquides dans les transports. En simplifiant sans doute, une fois le pic des carburants liquides passés, il existe un fort risque que la machine économique mondiale ne s’installe dans la récession, après probablement une phase de stagnation. Cette récession, résultant de limites physiques, serait sans issue à terme prévisible.

Ce serait à peine forcer le trait que de dire que les soixante années depuis l’avertissement prophétique de Rickover – suivi par bien d’autres, telle par exemple l’étude de Meadows et al en 1972, ont été passées essentiellement à forcer le rythme de la machine économique – donc le rythme de consommation des ressources en énergie fossile non renouvelable – mais sans préparer la transition vers d’autres sources d’énergie équivalentes avec un niveau d’effort ni même de sérieux un tant soit peu en rapport avec l’importance de la question.

Et c’est même ne pas encore parler de la question du réchauffement climatique ! Qui n’était guère soupçonnée à l’époque de Rickover voici soixante ans, et qui a pu être résumée ainsi dans une étude publiée par la revue Nature en début d’année : la majorité des réserves d’énergie fossile restantes doivent être laissées dans le sol pour éviter un réchauffement brutal dans les prochaines décennies, avec impact destructeur sur les écosystèmes, allant jusqu’à menacer l’alimentation d’une partie de l’humanité. Sans compter le risque d’emballement que présente un réchauffement trop accentué.

« Nos résultats suggèrent que, globalement, un tiers des réserves en pétrole, la moitié des réserves de gaz et plus de 80 pour cent des réserves actuelles de charbon doivent rester inutilisées de 2010 à 2050 afin d’atteindre la cible de 2°C. »

En mettant en scène une cigale et une fourmi, La Fontaine nous avait pourtant prévenus. Et nous autres, cigales modernes, cigales tragiques, n’avons même pas la possibilité de demander de l’aide à la fourmi, car il n’en existe aucune en ce monde. Alors, consacrer les dernières lueurs de l’automne à nous préparer pour les rigueurs de l’hiver ? Il y faudra une prise de conscience qui est pour l’heure bien mal engagée, étant non seulement à peine à la frontière de la conscience de la plus grande partie de la population mondiale, mais encore en grande partie engagée dans des chemins de traverse, avec l’illusion que les renouvelables diffus vent et solaire puissent tenir plus qu’un rôle d’appoint. Raison de plus pour se glisser dans l’assistance en cette journée de printemps 1957 et écouter l’Amiral…

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Alexis Toulet est diplomé de l'Ecole Polytechnique. Depuis 1997 il a fait carrière dans l'industrie, des nouvelles technologies à la défense et aux systèmes d'identité, et de la biométrie à la surveillance des frontières et l'architecture des systèmes. Passionné par les questions de stabilité économique confrontée aux contraintes majeures de l'époque politiques, de ressources et environnementales, il est webmestre du site d'investigations sur les crises Noeud Gordien

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