Des embryons et des hommes

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Par Jacques Bichot Publié le 6 novembre 2019 à 8h33
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@shutter - © Economie Matin

Le psaume 8 de la Bible manifeste l’étonnement de la créature face à l’importance qu’elle revêt aux yeux de son créateur. Relisons ses versets 4 et 5 :

« Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts,
La lune et les étoiles que tu as fixées
Qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui,
L’être humain pour que tu t’en soucies ?
 »

Le psalmiste n’avait pourtant qu’une faible idée de ce qu’est la création. Aujourd’hui, alors que nous décryptons des ondes qui nous arrivent après avoir cheminé durant une douzaine de milliards d’années à la vitesse de la lumière, alors que nous comptons en milliards le nombre probable de galaxies, et que nous évaluons à 200 milliards le nombre des étoiles dans notre seule Voie Lactée, l’insignifiance de l’espèce humaine peut encore bien davantage sembler relever de l’évidence.

Blaise Pascal, qui ne disposait pas de nos connaissances astronomiques, a répondu par avance à l’accablement qui peut nous saisir en constatant notre petitesse : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. (…) Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. » Mais quand donc commence cette noblesse ? Dès qu’un spermatozoïde a fécondé un ovule pour former un embryon ? Lorsqu’un enfant atteint « l’âge de raison » ? A un moment intermédiaire entre ces deux évènements ?

Les avancées de la biologie, et particulièrement celles de la génétique et de l’embryologie, ouvrent des possibilités nouvelles : les interventions sur les embryons. Quatre motivations peuvent booster de telles pratiques : corriger une « erreur de la nature », c’est-à-dire une caractéristique génétique susceptible de déboucher sur un handicap ou pire encore ; améliorer le potentiel physique, caractériel ou intellectuel du futur enfant ; lui conférer une caractéristique appréciée par ses parents, par exemple avoir des yeux bleus ; ou enfin pratiquer une expérimentation, généralement suivie par la destruction de l’embryon.

Une activité importante commence à se développer dans le domaine des interventions sur l’embryon ; cette activité fait ipso facto son entrée dans le champ de l’analyse économique. La sélection des embryons, après étude de leur génome, et la transformation de ce génome, pour éviter des maladies génétiques ou obtenir des enfants dotés de telle ou telle qualité, sont des « services » coûteux et lucratifs qui pourraient représenter un jour une part significative dans la production, qu’elle soit mesurée par le PIB ou d’une autre manière. Outre la biologie, l’éthique et l’économie sont l’une et l’autre concernées. Économie sans éthique – science sans conscience – ne serait que ruine de l’âme, Rabelais a raison, mais éthique sans économie ne serait que naïveté. Tentons donc une réflexion à cheval sur ces deux disciplines.

Les embryons non désirés font depuis fort longtemps l’objet d’une destruction

François Schwerer vient d’indiquer, dans un article, intitulé « Bioéthique et culture de mort », les dangers que pourrait comporter le développement des interventions sur l’embryon. Son inquiétude est compréhensible : la fécondation in vitro, par exemple, a comme sous-produit des embryons dits « surnuméraires » qui peuvent servir de matière première pour la recherche. Cette utilisation est légale en France depuis la loi du 6 août 2004, et l’auteur cité estime que cela réduit juridiquement « à l’état d’objet » les embryons qui ne font pas partie d’un « projet parental »[1]. Cette opinion paraît logique : il ne s’agit pas d’expérimenter sur un citoyen dûment informé, avec son consentement, mais sur un être vivant qui n’est pas reconnu comme sujet de droit, et sera ensuite éliminé. Une double question se pose : est-il moralement recommandable de reconnaître l’embryon comme sujet de droit dès qu’a eu lieu la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde ? Et cela est-il techniquement possible ?

Notons que différentes méthodes contraceptives aboutissent depuis longtemps à l’élimination des embryons qui ne font pas partie d’un projet parental. La pose d’un stérilet, par exemple, n’empêche pas la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, mais la nidation de l’œuf ainsi constitué. Des contraceptifs chimiques sont semblablement utilisées pour empêcher la nidation, et donc le développement et la vie de l’ovule fécondé : si les œstrogènes agissent surtout en bloquant l’ovulation, les progestatifs rendent l’utérus impropre à la nidation. La « pilule du lendemain » agit également en évitant la nidation. Mais s’il est licite de se « débarrasser » d’un embryon apte à se transformer progressivement en un bébé, pourquoi serait-il illicite de procéder, avant son élimination, à des expériences susceptibles de faire progresser nos connaissances, actifs économiques immatériels de grande valeur ?

Si l’on condamne l’expérimentation sur l’embryon, il faut logiquement condamner de même les méthodes contraceptives qui n’empêchent pas la formation d’embryons, mais leur développement, lequel (dans les conditions naturelles) requiert la nidation. Et condamner aussi, a fortiori, l’avortement provoqué de fœtus âgés de quelques mois, avortement rendu légal par la loi Veil. Un système législatif qui autorise l’IVG pour simple convenance personnelle ne peut évidemment pas, sauf à devenir totalement incohérent, condamner l’expérimentation sur des embryons dont la vie a commencé seulement quelques heures plus tôt.

La nature procède par essais et élimination des « erreurs ». La science – qui fait, d’une certaine manière, partie de la nature, et en tous cas de la nature humaine – applique la même méthode : les scientifiques construisent des modèles expérimentaux, en retiennent certains et en abandonnent d’autres. Ces modèles peuvent être immatériels (conceptuels et mathématiques) ; ils peuvent aussi être matériels, tels que des prototypes. Les deux sont complémentaires.

A-t-on le droit d’expérimenter sur l’homme ?

L’expérimentation sur l’homme est extrêmement répandue. Certes, celle que pratiquèrent des médecins nazis font heureusement l’objet d’une réprobation unanime, mais notre médecine ne progresserait guère si elle n’obtenait pas de nombreux volontaires l’autorisation de leur appliquer un traitement expérimental. La biologie de l’embryon, très utile pour parvenir un jour à traiter des « malfaçons » dans la procréation, fait partie des disciplines expérimentales. Problème : il est difficile de demander à un embryon l’autorisation de lui appliquer une intervention génétique expérimentale ! Il est seulement possible de s’adresser aux parents. Beaucoup de ceux-ci seront probablement d’accord, puisqu’ils pratiquent couramment, comme mère nature, l’élimination de nombreux embryons, mesure non moins radicale qu’une tentative de modification génétique du dit embryon.

L’espèce humaine, comme les espèces animales, est génétiquement dotée de désirs sexuels et, de plus, ces désirs sont souvent associés au sentiment amoureux. L’amour est une des merveilles de l’existence, peut-être même LA merveille de l’existence, et s’il se manifeste de bien d’autres manières que par le désir de coït, celui-ci n’est pas un facteur négligeable. Problème : pour ne pas mettre au monde une vingtaine d’enfants, comportement dont la généralisation poserait rapidement de sérieux problèmes tant collectifs qu’individuels, un couple amoureux et encore assez jeune doit « tromper la nature ».

De nombreuses méthodes le permettent et, comme il a été dit plus haut, leur efficacité n’est pas toujours parfaite. La méthode Ogino, du nom de l’obstétricien japonais qui la mit au point, est souvent considérée comme délicate et peu fiable. Les préservatifs et autres condoms sont en concurrence avec la contraception chimique ; cette dernière présente un bon rapport commodité/efficacité/prix : la « pilule » n’est pas chère, son utilisation par la femme est facile, et comme la génitrice est plus corporellement concernée que l’homme par l’éventualité d’une grossesse, le fait que la prise de la pilule soit un acte féminin est aussi un facteur de fiabilité.

Reste que cette contraception chimique, comme il a été indiqué plus haut, repose pour beaucoup sur l’obstacle mis à la nidation de l’ovule fécondé, et donc sur la mort de l’embryon peu après sa formation. La solution actuellement optimale au niveau économique conduit ainsi par commodité à considérer comme étant moralement sans importance, ou de peu d’importance, la formation d’embryons condamnés par avance. Dès lors, l’utilisation de tels embryons pour faire avancer la science et la thérapie génique se prête mal à une condamnation juridique : notre droit positif ayant entériné la contraception chimique par élimination de l’ovule fécondé, on le voit mal refuser l’utilisation de celui-ci, suivie de son élimination, pour la mise au point de thérapies géniques.

Le recours, pour pratiquer des expérimentations, aux « cellules souches embryonnaires » prélevées sur des embryons, ne modifie pas la problématique : comme l’explique fort justement François Schwerer dans l’article cité, leur obtention entraîne la mort de l’embryon ainsi démembré. La position selon laquelle « on n’a pas le droit de faire d’expérience sur un être vivant, mais on peut le faire sur ses éléments constitutifs après l’avoir, au préalable, tué » est logiquement absurde. Le législateur se ridiculiserait s’il se basait sur de telles fadaises.

Quand le torrent de l’activité économique emporte tout sur son passage

Reste une question essentielle : les manipulations génétiques et embryonnaires peuvent devenir une activité économique de grande dimension, et tout secteur dans lequel il existe une offre et une demande intéressant de nombreuses personnes, surtout si ce sont des hommes et des femmes disposant de budgets importants – budgets qui peuvent aussi bien être publics que privés – se développe aussi naturellement qu’une jeune pousse plantée dans une terre fertile et convenablement irriguée.

Ainsi les activités guerrières prospèrent-elles depuis des millénaires, pas uniquement, mais pour une part importante, parce qu’elles génèrent une activité économique de grande envergure. Il est difficile de voir ce qui pourrait efficacement s’y opposer. Il est de même douteux que des hommes, fussent-ils intelligents, nombreux et décidés, pourront s’opposer au développement de cette activité. « Faites l’amour, pas la guerre » est un slogan qui n’a pas eu des résultats époustouflants ; son équivalent bioéthique aura vraisemblablement aussi peu d’efficacité. Il se passera dans ce domaine autant d’horreurs que dans le secteur militaire et paramilitaire : les armées régulières tuent légalement, les bandes armées tuent illégalement, mais dans tous les cas le résultat est que des êtres humains passent de vie à trépas, ou sont blessés.

Nous devons essayer de limiter les guerres, comme nous devons essayer de limiter le trafic de drogue, la prostitution contrainte, le vol, les agressions de toute nature (et notamment sexuelles). Nous devons de même essayer de modérer la tendance naturelle à faire sans discernement tout ce que la technique permet de faire dans le domaine de la reproduction humaine. Mais l’économie nous enseigne que nos efforts n’aboutiront qu’à de modestes succès, parce que le jeu de l’offre et de la demande est largement amoral. Nous pouvons seulement nous inspirer de la devise de Guillaume d’Orange : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »


[1] F. Schwerer, « Bioéthique et culture de mort », La Nouvelle Revue Universelle, 3ème trimestre 2019, pp.13 à 20.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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