Bientôt, il faudra réviser l’ensemble des manuels économiques, tout simplement parce que les théories héritées du passé ont pris un sérieux coup de vieux. Le monde a beaucoup changé en l’espace de quelques décennies, et nos systèmes économiques par la complexification de leurs organisations, ont fait naître en eux-mêmes des propriétés dites émergentes.
Les nouveaux comportements qui en résultent vont mettre en défaut certaines théories économiques et bousculer tout un ensemble de causalités qui nous paraissaient si évidentes.
Auto-organisation et propriétés émergentes
Ce nouveau monde se caractérise par de nombreuses relations, économiques, financières, politiques, géopolitiques, structurelles, donc des interdépendances, qui ont progressivement été mises en place aussi bien entre pays qu’entre zones géographiques ou entre zones monétaires. Les flux de capitaux s’intensifient et se diversifient, les couplages et les rapports de force se réorganisent, les organes de régulation ont gagné en prérogatives et en force d’intervention (notamment les banques centrales). Tout ceci rend la compréhension du monde économique plus difficile et sa régulation plus délicate (pas de régulateur mondial), au vu de comportements répondant à de nouvelles logiques qu’on n’a jamais vues dans le passé.
La globalisation, le monde vu dans sa totalité, évoque le concept de l’holisme, un mode de pensée qui appréhende un système comme un « tout », ses propriétés ne pouvant être déduites à partir de ses seuls sous-systèmes ou éléments. Le « tout » est plus que la somme des parties, nous renvoyant au principe selon lequel les systèmes se dotent de nouvelles propriétés dites émergentes à partir d’un certain seuil critique de complexité. Par exemple, la construction européenne s’est faite par une multiplication des liens entre des éléments nommés « pays », générant des accords, des traités, de nouvelles structures et institutions pour piloter l’ensemble. Parallèlement apparaissaient de nouvelles propriétés, comme la libre circulation des capitaux, des personnes, des biens et des services et bien sûr la monnaie unique (la propriété émergente tient dans le mot « unique »). L’Euro n’a de sens qu’à travers le « tout », d’où une Banque Centrale Européenne indépendante qui dépasse le cadre national. Seulement voilà, quand une nouvelle propriété apparaît au niveau du « tout », les éléments pris séparément perdent eux-mêmes des propriétés qu’ils avaient en propre. Les états de la zone euro ont perdu la prérogative de l’émission monétaire, la fixation des taux directeurs, la mise en place de certaines normes.
Quand un système est imparfait, victime d’un vice de construction, une propriété émergente peut rendre l’ensemble inefficace et instable, ce qu’on a vu avec le problème grec et la crise des dettes souveraines. La construction d’un ensemble complexe se fait par une succession d’échecs et de réussites, par l’apprentissage, comme dans les processus naturels ; L’Europe s’est construite par à coups avec difficulté, jusqu’à ce que les crises multiples récentes entravent ce processus, laissant entrevoir au mieux une phase de pause, au pire un début de déconstruction (crise Euro qui pourrait renaître, migrants, Brexit, Grexit, indépendance régionale). Mais si un ensemble complexe comme l’Europe se déconstruit ou se désorganise trop vite, les propriétés émergentes auront tendance à disparaitre, au plus grand bonheur de ceux qui veulent en finir avec l’Euro.
Tout ceci pour appuyer l’idée que les théories anciennes n’ayant pas intégré les notions de complexité et de propriétés émergentes, ne peuvent plus être de véritables références.
Les théoriciens du passé ignoraient la vision globale
Les grandes théories économiques des siècles passés, ou dérivées (classique, néoclassique, keynésienne, etc.), bâties dans des environnements qui n’ont plus rien à voir avec le monde actuel et sur lesquelles beaucoup de politiciens et économistes se reposent encore, n’ont jamais pu être amendées par leurs auteurs afin de tenir compte de nouveaux contextes, notamment la mondialisation, les changements de nos modèles sociaux, la multiplication des réseaux et des flux en tout genre, l’accélération du temps économique (versus inertie du temps politique), les interdépendances, les nouvelles technologies, la finitude du monde (à l’époque tout paraissait sans limite avec si peu de monde sur la planète) etc.
Rappelons que l’école classique regroupe des économistes du 18ème et du 19ème siècle dont parmi les plus célèbres Adam Smith, David Ricardo, Jean-Baptiste Say. Le Keynésianisme date du début du 20ème siècle. La plupart des auteurs n’ont pas connu les grandes théories du 20ème siècle que sont « la théorie de l’information », « la théorie des systèmes », « la cybernétique », ou « approche systémique » qui s’appuie sur les 3 premières. Or, ces théories ont joué un rôle fondamental dans la compréhension des mondes complexes, de leurs comportements ou dynamiques, des méthodes de régulations. C’est peut-être pour cette raison, que l’on ne comprend plus grand-chose à ce qui se passe actuellement, nos crises, nos krachs, nos déséquilibres, nos emballements financiers, les causalités inversées. Il manque une strate à nos modèles et automatismes de pensée, celle de la complexité qui vient troubler des règles du jeu que l’on croyait immuables.
Les banques centrales ont tout bousculé
Les banques centrales, par leurs politiques non conventionnelles portent une responsabilité importante dans les chamboulements économiques bien visibles depuis la crise des dettes souveraines. Le monde bousculé, renversé, fait que ce que l’on croyait vrai hier, peut s’avérer faux aujourd’hui, et ce que l’on croit vrai aujourd’hui pourrait s’avérer faux demain. Elles ont cru et croient encore que le monde est symétrique en faisant passer les taux d’intérêts en territoire négatif, signifiant qu’il y a plus de certitudes dans le futur que dans le présent. C’est là une erreur conceptuelle majeure, sans que les états ne s’en émeuvent vraiment. Inquiétant ! Une politique efficace de régulation doit se traduire par des convergences vers des points d’équilibre. Or, on constate le contraire, l’échec d’une politique érigée en dogmes, chaque nouvelle crise étant plus grave que la précédente. Les politiques monétaires entachées de ces vices conceptuels, à la base d’une ingénierie délirante, n’auront d’autres conséquences que de provoquer des divergences par rapport à une marche normale de l’économie, donc des instabilités génératrices de nouvelles crises. En voulant retourner les lignes de force qui animent une économie, on s’expose au retour fracassant des vérités et des prix justes.
Les nouvelles causalités
Voici quelques relations de causalité ou corrélations qui sont remises en cause ou inversées, bousculant nos schémas appris, auxquelles viennent s’ajouter des modifications comportementales, des aberrations dans les processus décisionnels.
- Relation croissance / inflation.
Désormais on observe que l’on peut avoir de la croissance sans inflation. Cela s’est rarement vu dans le passé. - Relation risque dettes souveraines / taux intérêt.
Logiquement, plus un emprunteur est à risque plus le coût de ses emprunts nouveaux doit augmenter (c’est le coût du risque). Aujourd’hui on observe la relation inversée, les états empruntant à des coûts toujours plus faibles. Pire encore, ils peuvent gagner de l’argent en s’endettant dans un contexte où les dettes explosent, augmentant théoriquement les risques de défaut.
- Taux intérêts négatifs.
Les investisseurs sont prêts à payer pour prêter. C’est « du jamais vu » dans l'histoire. Inutile de dire que cette situation est complètement aberrante. Pour l’anecdote, si demain votre banquier rémunère votre compte négativement, vous aurez tout intérêt à disposer de la même somme d’argent en billets, en supposant que vous les mettiez en totale sécurité ! Ce serait la ruée vers la monnaie fiduciaire! Malheureusement les banques centrales vont jouer encore et encore de cet outil de la destruction pour ruiner les épargnants et peut-être précipiter les économies dans le chaos. - Injection massive de liquidités / inflation.
Les politiques accommodantes des banques centrales, basées sur des injections massives de liquidités ne provoquent pas d'inflation (tout du moins jusqu’à ce jour), contrariant les attentes et les logiques monétaires (au désespoir de la BCE !). L’inflation aux Etats-Unis et en Europe reste très basse malgré les Quantitative Easing et les facilités de crédits. En zone Euro, on s’inquiète encore de la déflation en dépit d’un gonflement significatif du bilan de la BCE et de la baisse de l’euro qui devrait générer une inflation importée.
- Inversion des politiques monétaires.
Les politiques monétaires sont devenues pro-cycliques alors qu’elles étaient tout logiquement contra-cycliques. La FED monte les taux quand c'est trop tard, quand l'économie semble ralentir sur une fin de cycle. Les Etats-Unis ont connu une croissance ininterrompue depuis 2009, ouvrant de larges espaces pour resserrer une politique monétaire ultra-accommodante, et la FED n’en a pas profité. Aujourd’hui, elle est prise à son propre piège, tout comme la BCE. - Relation devise / exportations.
Le monde mondialisé a fortement érodé la relation « dévaluation de la monnaie / augmentation des exportations ». Les importations ont tendance à augmenter au même rythme que les exportations quand la monnaie baisse, du fait que les entreprises exportatrices utilisent beaucoup de sous-produits en provenance du monde entier. Dans le passé, la baisse d’une monnaie entrainait un retour à l’équilibre de la balance commerciale, un objectif plus difficile à réaliser de nos jours. - Relation taux d'intérêt / volume des crédits.
Les taux bas ne relancent pas vraiment le crédit comme la logique nous l'enseigne. La BCE rémunère négativement les liquidités bancaires déposées chez elle pour forcer les banques à prêter (une autre aberration jamais vue). Aucun livre économique n'enseigne cela ! - Relation rendement du capital / consommation.
Dans un schéma classique, une baisse des revenus du capital incite les gens à consommer davantage (pourquoi conserver une épargne qui ne rapporte pas grand chose, voire se déprécie avec l’inflation ?). Aujourd'hui le schéma s’'inverse. Les ménages ont tendance à épargner davantage, étant inquiets des rendements dérisoires, du contexte économique et social dégradé, tout cela accompagné d’une perte de confiance en une monnaie qui se déprécie. - Relation politique budgétaire / croissance PIB.
Les déficits publics ne contribuent plus vraiment à la croissance. Le multiplicateur budgétaire de la France est largement passé en dessous de 1 (1 euro injecté pour 0.2 à 0.3 euro de PIB supplémentaire ; avant il était plus proche de 1). Dans beaucoup de domaines, on se retrouve victime de la loi des rendements décroissants. - Une bourse inquiète quand le pétrole baisse!
Jusqu’à présent les bourses étaient plutôt satisfaites de la baisse du prix du pétrole car en redonnant du pouvoir d'achat, il y avait un effet positif sur la croissance. Les Etats-Unis anciennement importateurs sont devenus de gros producteurs et exportateurs. Cela change tout !
Plus localement, on peut pour la France citer la relation « emplois aidés / chômage ». Les emplois aidés perdent au fil du temps leur efficacité. Il n’y a jamais eu autant d’emplois de cette nature, avec un chômage qui continue à progresser. Peut-être sommes-nous là encore victimes de cette fameuse loi des rendements décroissants.
Conclusion
Les approches utilisées par nos dirigeants pour comprendre la dynamique des systèmes économiques n’ont pas beaucoup évolué, restant plutôt dans une veine classique, réductionniste, conduisant souvent à des décisions inappropriées. On a vu que la complexité contribuait à d’autres logiques, à d’autres comportements, au flou des causalités, qui affaiblissent la pertinence de certaines théories économiques.
Je vous le dis, on marche sur la tête ! Il faut vite remettre le monde à l’endroit avant que les forces naturelles ne s’en chargent, car à ce moment là, le séisme pourrait être assez violent.