Economie des satisfactions

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Par Jacques Bichot Publié le 5 novembre 2020 à 6h00
Economie Des Satisfactions Jacques Bichot
@shutter - © Economie Matin
2.427 MILLIARDS €En 2019, le PIB français s'élevait à 2.427 milliards d'euros

Je me promène, en forêt, au bord de la mer ou dans les rues d'une belle ville ; je ne consomme guère, je brûle juste quelques calories et j'use un tout petit peu les semelles de mes chaussures, mais je vois des choses et des personnes qui me plaisent, et je suis heureux. Ce bonheur n'est pas lié à la consommation, mais à la satisfaction que procure quasi gratuitement la beauté.

Consommation et satisfaction

Bien entendu, j'aime, à d'autres moments, faire un bon repas, lire un roman policier palpitant, ou prendre un télésiège pour faire du ski, et alors mon bonheur est lié à une consommation. Mais la catégorie « satisfactions » est plus large que la catégorie « consommations ». Je consomme souvent pour en tirer une satisfaction, mais je bénéficie aussi de satisfactions qui ne découlent pas de la consommation : par exemple, notre fils a gagné son tournois de tennis, notre voisine a fini par dresser son chien qui venait se soulager sur notre paillasson. Et il existe des consommations qui ne nous apportent aucune satisfaction : le film que je suis allé voir, que j'ai « consommé », était ennuyeux et médiocre, le Bourgogne que j'ai bu était limite vinaigre, et ainsi de suite.

La consommation est un moyen au service d'une fin, qui peut être le plaisir ou la satisfaction. Pour un skieur, la montée en télésiège est un moyen, qui relève de la consommation, au service d'une fin, le plaisir de la descente, de la glisse, du sport, de la jolie vue, de l'agréable compagnie. Mais la satisfaction ne provient pas toujours de la consommation : si je fais du ski de randonnée, je ne consomme aucun service de remonte-pente, mais je peux éprouver une grande satisfaction, due à la beauté du paysage, au plaisir de faire fonctionner mes muscles, à la joie joie d'être avec des amis eux aussi amateurs de poudreuse.

La consommation est souvent un moyen destiné à éprouver de la satisfaction. « Satisfait ou remboursé », proclament certaines enseignes, certaines publicités : c'est le signe que la consommation est de l'ordre des moyens, tandis que la satisfaction est une fin - un but, un objectif.

Les quantifications illusoires

Certains économistes expliquent que mieux vaudrait calculer unBonheur National Brut (BNB) plutôt qu'un Produit National Brut (PNB). Ils ont un peu raison en ce sens que le bonheur est intrinsèquement bien plus important que la production, mais ils ont surtout tort, car l'ensemble des nombres réels n'est pas un bon instrument de mesure du bonheur, ni de la satisfaction.

Notre quantification à l'aide de la numération classique est une facilité dont nous abusons. La monnaie, devenue après bien des tâtonnements l'instrument privilégié de mesure de la valeur des biens et des services, n'a pas grand-chose à voir avec la masse ou la distance, qui servent aux physiciens. Le corps des nombres réels convient très bien pour quantifier des longueurs, des surfaces, des volumes, des poids, des intensités de courant électrique, mais son utilisation est très problématique quand nous nous intéressons au bonheur et aux satisfactions.

Les questionnaires dits « de satisfaction » que certaines entreprises adressent à leurs clients proposent, les uns, d'attribuer une note entre 0 (insatisfaction maximale) et 10 (satisfaction maximale), et les autres de faire un commentaire. Le traitement statistique des enquêtes est beaucoup plus simple dans le premier cas, mais peut-on vraiment se fier au résultat fourni ? La note 8 signifie-t-elle vraiment un contentement double de celui signifié par la note 4 ? Les mathématiciens savent qu'il existe une foule d'espaces munis d'une relation d'ordre : notre arithmétique, avec ses deux ensembles mascotte, celui des nombres entiers et celui des nombres réels, qui le contient, ne fournissent pas nécessairement le bon modèle pour la mesure des phénomènes économiques et psychologiques.

Considérons deux aspirateurs, A et B : je peux être plus satisfait de A que de B en ce qui concerne la facilité d'usage, et plus content de B que de A pour ce qui est de la robustesse. Comment allons-nous finalement classer A par rapport à B ? Et si dans le ménage Madame accorde de l'importance surtout à la commodité, et Monsieur surtout à la solidité, est-il seulement possible d'envisager un classement des deux engins ? Le problème de maximisation de la satisfaction est complexe dès qu'il y a plusieurs personnes concernées. Ce ménage résoudra peut-être son problème en laissant la décision à Madame pour l'électroménager, et à Monsieur pour le matériel de jardinage, ou par quelque autre arrangement : la quantification des satisfactions ne suffit pas à elle seule à résoudre les problèmes !

La hiérarchisation des satisfactions

Un problème économique classique est le choix entre travailler plus pour pouvoir consommer et posséder plus, ou travailler moins pour avoir davantage de disponibilité, ce qui permet de consacrer beaucoup de temps à d'autres activités. Ce problème se pose très différemment selon que le travail lui-même apporte plus ou moins de satisfactions.

Un travail que l'on n'aime guère - qui procure peu de satisfaction à celui qui l'accomplit - ne peut pas être chronophage, à moins que le travailleur n'ait pas d'autre choix pour gagner de quoi vivre. Et même en ayant beaucoup plus de temps libre que son homologue du XIXème siècle, il cherchera probablement à changer d'emploi. En revanche, si le travail est passionnant, le besoin de trouver des satisfactions dans des activités de loisir est moindre. La vie familiale peut s'en trouver appauvrie : le conjoint et les enfants, s'il y en a, doivent trouver des sources de satisfaction qui ne requièrent pas la présence au foyer de ce stakhanoviste. L'insatisfaction du conjoint peut aussi le conduire au divorce.

Les rentrées d'argent liées au comportement stakhanoviste peuvent certes apporter un confort, une aisance, qui ne sont pas désagréables, mais la satisfaction qui en résulte ne suffit pas forcément à compenser l'insatisfaction provoquée par la rareté de la présence du gagneur d'argent, surtout si à cette rareté s'ajoute une sorte d'absence psychologique due aux préoccupations professionnelles qui perdurent durant le temps passé au foyer familial. Procurer des satisfactions solides à son entourage familial n'augmente pas forcément le PIB, mais contribue efficacement à la douceur de vivre.

NB : Cette réflexion m'a été inspirée par un article roboratif de Jean Haëntjens paru dans la revue Futuribles de nov-déc 2020, article intitulé De la société de consommation aux sociétés de satisfactions .

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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