Les demandes et questions sur le droit à l'oubli surgissent de partout, une réflexion éthique peut nous aider à y répondre. L'éthique signifie habiter, être ensemble, sortir de soi pour être présent au monde avec les autres. Il appartient à chacun d'y réfléchir, de contribuer à des règles communes dans un « art du vivre ensemble ». En tant que citoyens, nous pouvons influer, dans cette antichambre, sur des lois qui nous dicteront plus tard ce qui est permis ou interdit.
Existe-t-il une éthique universelle ?
Elle ne peut voir le jour que lorsque le besoin de partager des règles de vie communes se fera sentir de façon impérieuse. S'il est vrai qu'aujourd'hui on assiste à une universalisation de l'Internet, alors l'urgence de mettre en œuvre une éthique universelle capable de prendre la mesure du phénomène s'impose à nous. Le droit à l'oubli et plus spécifiquement les règles de ce droit qui font débat sur les moteurs de recherche sont une extraordinaire occasion de chercher ensemble un éclairage éthique à la mesure du monde. La bioéthique n'a pas réussi à le faire, l'internet nous y amènera certainement.
S'il fallait chercher des adversaires à l'éthique, l'argent et le dogme seraient peut-être les deux plus redoutables. Tous deux sont de puissants aliénants. L'argent a sa propre finalité qui aveugle celui qui en ferait une règle de vie. Le dogme ne laisse pas d'ouverture au point de vue de l'autre, il exclut la recherche de règles communes sauf avec ceux qui partageraient les mêmes convictions.
Réfléchir à des règles de vie commune suppose donc le constant recours au dialogue et à la médiation. Chacun d'entre nous doit être incité à adhérer sans peine à ces règles - sinon même, avec le bonheur procuré par le fait de vivre en relative harmonie avec soi-même et les autres. Quels pourraient être pour "le droit à l'oubli" les compromis nécessaires à la construction d'une éthique européenne, voire universelle ? Et tout d'abord, pourquoi l'oubli joue-t-il un rôle si important dans le champ des rapports humains ? Pourquoi est-il aujourd'hui au cœur d'un enjeu entre des demandes des citoyens et les moteurs de recherche ?
Fondamentalement parce que l'oubli est un filtre utilisé par notre mémoire pour bâtir cet espace individuel de liberté dans lequel nous pourrons élaborer nos propres règles. La mémoire trie, sélectionne, transforme, rejette pour créer une structure solide qui est la « maison de notre personnalité », cet espace dont nous avons besoin pour nous épanouir. Métaphoriquement, et presque organiquement, l'oubli est le vide par lequel nous respirons. Il nous libère de ce qui nous oppresse, et c'est bien une de ses multiples fonctions que d'évacuer nos douleurs. Le sommeil participe à cet oubli, les périodes de deuil sont des mises en forme de l'oubli.
L'oubli serait consubstantiel à l'humain et à la vie, comme filtre nécessaire à la mémoire.
L'éthique de l'hippocampe
L'homme possède de fait une extraordinaire machine à trier, l'hippocampe, notre cerveau primitif qui joue ce rôle de sélection pour envoyer l'information utile à notre cortex. Aussi nous proposons de remplacer la terminologie "d'éthique du droit à l'oubli" par celle « d'éthique de l'hippocampe », afin de lui garder son côté si humain. Notre méthode de tri est simple, calquée sur celle de l'hippocampe fondée sur le calcul de la somme des moindres douleurs. Notre "éthique de l'hippocampe" utilise la balance comme mesure du calcul des souffrances des internautes impliqués, et conseille l'oubli comme filtre des peines.
Prenons à titre d'illustration le cas d'une personne ayant participé à des tournages à caractère pornographique qui demanderait à Google lorsqu'elle devient mère de famille d'effacer tous les liens concernant ce passé. Il s'agit simplement de soustraire une honte qui devient douleur à cette femme et ses enfants. Qu'elle en parle en privé est son affaire, que son intimité soit exposée sur la place publique en est une autre. Maintenant calculons le tort que provoquerait cet effacement sur la toile. La suppression des liens entraînera une diminution des trafics des internautes sur les sites qui en profitaient et de fait générera une baisse de leurs profits. Dans ce cas, l'éthique de l'hippocampe tranche en considérant que sa seule considération est la moindre douleur et que la logique pécuniaire ne pèse pas dans la balance.
Le droit à l'oubli pourrait aussi être refusé pour des calculs d'exemplarité en imposant une peine à vie sur sa réputation et son image qui nous contraindrait à marcher droit dès le départ. On perçoit le danger d'une telle société, dogmatique et porteuse en germe de totalitarisme et d'ostracisme. Un certain droit à l'erreur semble contribuer à forger l'humanité de l'homme, l'enfant apprend en tombant, la loi impose la prescription.
Notre éthique ne propose pas de maintenir notre monde hors du champ de la douleur dans un plaisir béat, mais comme elle s'est cantonnée au domaine du privé, elle laisse simplement la douleur demeurer douleur dans la sphère de l'intime. Passer cette frontière du privé quand il devient public nous amènerait dans un nouveau champ éthique qui d'ordinaire est régi par la loi.
L'éthique de l'hippocampe revendique le droit à l'erreur, défend l'utilité de l'oubli : la trace ne peut servir à la traque.