Démocraties : vers le coup de grâce

Par Bertrand de Kermel Publié le 5 juin 2019 à 5h50
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@shutter - © Economie Matin

Mardi 4 juin, dans ces colonnes, sous le titre : « Le monde marchand a pris le contrôle de nos démocraties », j’ai mis l’accent sur une récente déclaration du Président Macron au salon Vivatech. Cette déclaration est d’une extrême gravité  : « Etats-Unis : le modèle économique n’est plus sous contrôle démocratique ».

J’ai expliqué pourquoi l’Europe était également contrôlée par le monde marchand, et comment cette dérive s’est produite. J’ai souligné que ce désastre pour les démocraties aurait pu être évité si, dans les années 2000, les responsables politiques avaient écouté le Prix Nobel de l’économie, Maurice Allais, au lieu de le marginaliser sous la pression du monde marchand.

L’Europe veut consolider encore davantage le pouvoir du monde marchand

Comme si cela ne suffisait pas, l’Europe s’apprête maintenant à fournir aux très très grandes entreprises un nouvel outil, qui va consolider sans retour en arrière possible leur main-mise sur les démocraties. Ce sera le coup de grâce.

De quoi s’agit -il ? L’idée est de créer une Cour internationale d’arbitrage, qui aura le droit de s’affranchir du droit national et européen (y compris des constitutions nationales), et de condamner un Etat (donc ses contribuables) à des amendes énormes au profit des investisseurs étrangers qui seraient mécontents d’une mesure d'intérêt général prise par cet Etat dans lequel ils auraient investi.

Vous me direz : mais cela existe déjà ! Oui, il existe déjà des formes de justices privées encore dénommée ISDS, au service des seules multinationales étrangères. Les résultats sont catastrophiques. Voilà pourquoi le projet de cour d’arbitrage qui légitimera et fusionnera ces justices privées est une aberration.

Prenons l’exemple de la Loi française du 30 décembre 2017 sur la fin des hydrocarbures, dite « Loi Hulot ». Lors de la préparation de la Loi, la compagnie pétrolière canadienne Vermilion s’est limitée à brandir la menace d’une procédure en arbitrage international (ISDS) pour contraindre le gouvernement détricoter des mesures qui relevaient pourtant du simple bon sens.

Résultat : au lieu de mettre comme prévu un terme définitif à l’exploitation des hydrocarbures à l’échéance des 62 concessions actuelles, cette loi leur accorde un sursis jusqu’en 2040… voire au-delà, si leurs titulaires arrivent à prouver qu’ils n’ont pas rentabilisé leurs investissements initiaux ! Et cela s’est passé dans le pays qui a organisé la conférence de Paris … Une seule entreprise a contraint un gouvernement à mordre la poussière. Tout cela a été soigneusement caché aux français. Il a fallu un lanceur d’alerte pour l’apprendre…

Hulot a démissionné.

Une pétition demande la suppression de ces tribunaux privés

Fortes de mille autres exemples, deux cents ONG européennes exigent la suppression de ces tribunaux privés, dans une pétition intitulée : « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales » : https://stopisds.org/fr/# .

L’Europe reste sourde à cette pétition.

Son projet de Cour d’arbitrage est une sorte d’arme nucléaire juridique, qui va être ainsi offerte sans vision, sans réflexion, sans précautions, sans étude d’impact à long terme et sans aucune contrepartie (cesser la fraude fiscale, par exemple) aux très très grandes entreprises (la communauté des « investisseurs étrangers »), légitimant et rendant irréversibles les grands pouvoirs qu’elles ont déjà sur les démocraties.

La France a déjà tenté de créer une telle cour de justice en 1995 dans le cadre d‘un accord négocié dans le plus grand secret (déjà à l’époque !) à l’OCDE, dénommé «accord multilatéral sur les investissements» ou AMI.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_multilat%C3%A9ral_sur_l%27investissement

Quand ils l’ont appris, les Français sont tous descendus dans la rue. La France a dû renoncer. Sorti par la porte, le système revient en catiminbi par la fenêtre grâce à l’Union Européenne.

Un autre système, respectueux des peuples et des investisseurs est possible

Une solution existe pourtant, et depuis fort longtemps. Elle possède l’avantage de préserver l’équilibre entre les intérêts des investisseurs étrangers, et ceux des citoyens, ce que le monde marchand refuse. Il s’agit d’un système d’arbitrage entre Etats souverains, pour interpréter les accords internationaux signés par ces Etats en cas de difficultés. Ce système remonte à 1899. Il a été conçu comme un instrument de paix.

Ce système d’arbitrage, son histoire et sa justification ont été décrits en détail dans un article publié il y a quelques semaines dans la revue « Défense et Stratégie » que vous trouverez là.

https://docs.wixstatic.com/ugd/146df5_6a909cd0c10b45ac82c7cb7c0cc84d92.pdf

A l’inverse, le peuple français ne dispose d’aucune note ou communiqué émanant de l’Elysée, de Matignon, de Bercy ou des Affaires Etrangères expliquant l’intérêt des ISDS (ou de la Cour qui va les remplacer) pour les citoyens français. C’est fâcheux.

Attention au communautarisme

Enfin, la création de cette Cour soulève un autre problème dont personne n’a jamais parlé : cette Cour instaure le communautarisme au sein des Etats, dont la République Française, sans aucune précaution et sans retour en arrière possible.

Que dira la France si, en s’appuyant sur ce précédent (une Cour réservée à la communauté dénommée : « investisseurs étrangers », pouvant s’affranchir du droit national), une autre communauté réclame dans cinq, dix ou vingt ans un tribunal spécial pour ses membres, avec le droit d’utiliser une loi différente de celle de la République ?

Aujourd’hui, au nom du projet républicain, la France laïque, une et indivisible dispose d’arguments extrêmement forts pour s’opposer à de telles dérives qui existent déjà au Royaume Uni et peuvent faire froid dans le dos. https://www.marianne.net/monde/les-tribunaux-islamiques-toleres-au-royaume-uni.

La France doit montrer que l’urgence est aujourd’hui de redonner leur pouvoir aux peuples européens, et non de poursuivre cette dénaturation mortifère du capitalisme qui va porter le coup de grâce à nos démocraties.

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Ancien directeur général d'un syndicat patronal du secteur agroalimentaire, Bertrand de Kermel est aujourd'hui Président du comité Pauvreté et politique, dont l'objet statutaire est de formuler toutes propositions pour une "politique juste et efficace, mise délibérément au service de l'Homme, à commencer par le plus démuni ". Il est l'auteur de deux livres sur la mondialisation (2000 et 2012)

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