Ruineuse décentralisation ?

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Par Jacques Bichot Publié le 20 février 2017 à 14h00
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5,5 MILLIONSLa France compte 5,5 millions de fonctionnaires.

Les hommes politiques qui ne sont pas « à gauche toute », quand ils se présentent à une élection, ne manquent pas de ressasser le même refrain : il faut diminuer la dépense publique, et pour cela réduire le nombre des fonctionnaires. Pour le prochain quinquennat, ils expliquent par exemple qu’il faut diminuer de X centaines de mille le nombre d’emplois publics. Certains précisent que, dans ce but, ils prévoient de ne remplacer qu’un fonctionnaire sur deux parmi ceux qui partent à la retraite. D’autres veulent embaucher principalement sous contrat salarial ordinaire.

Parmi les points importants qui restent le plus souvent en dehors des limites de leurs épures se trouve le fonctionnement des collectivités territoriales et la prodigieuse augmentation du nombre de leurs employés. Ces collectivités ont actuellement recours à 1,9 million d’agents, et l’augmentation de cette « fonction publique territoriale » (locution, en abrégé FPT, qui inclut aussi bien les contractuels que les fonctionnaires stricto sensu) a été, depuis 1982, beaucoup plus rapide que celle des deux autres fonctions publiques, celle de l’État (FPE) et celle des hôpitaux (FPH).

Pourtant, des témoignages comme celui d’Aurélie Boullet, auteur (sous le pseudonyme Zoé Shepard) du récit intitulé Absolument dé-bor-dée (Albin Michel, 2010), devraient inciter à la réflexion : ne serait-ce pas là qu’il y a le plus de « gras » dont la disparition ne nuirait nullement au « muscle » ? Et l’affaire des emprunts toxiques territoriaux, qui a « coûté plus de 5,5 Md€ aux contribuables et aux banques » selon Les Echos du 9 février 2017, ne devrait-elle pas orienter les recherches d’économies dans la même direction, en osant ébranler l’un des piliers de la doxa « politiquement correcte », à savoir que la décentralisation serait une merveille ?

Quelques chiffres

En prenant comme indice 100 les effectifs 1982, on arrive en 2003 (selon le document Chiffres-clés 2005 du ministère de la fonction publique) à l’indice 113 pour l’emploi total, 114 pour la FPE, 127 pour la FPH et 143 pour la FPT. Les progressions de la PFE et de la FPH n’ont rien de choquant : l’État a créé des emplois comme l’ensemble de l’économie française, à un rythme légèrement supérieur à celui de la démographie (la population a augmenté de 10,7 % entre ces deux dates) ; les établissements hospitaliers ont logiquement augmenté un peu plus leur personnel en raison du recours de plus en plus fréquent à des soins sophistiqués ; mais comment expliquer le bond en avant de la FTP ? Répondait-il à un besoin réel ?

Pour la période récente, les Chiffres-clés 2016 indiquent la progression de 2004 à 2014 : base 100 en 2004, on arrive en 2014 à 103 pour l’ensemble de la FP comme pour l’emploi total, mais à 90 pour la FPE, 112 pour la FPH, et 124 pour la FPT. Certes, des postes ont été transférés de l’État aux collectivités territoriales, particulièrement dans les établissements scolaires, mais cela n’explique pas tout. On ne saurait écarter a priori l’hypothèse selon laquelle la façon même dont fonctionnent les collectivités territoriales les incite à créer des postes en nombre excessif au moment même où l’État fait des efforts pour réduire le nombre de ses agents.

L’impact de la décentralisation

La décentralisation fut lancée par Gaston Defferre, ministre de l’intérieur et de la décentralisation de 1981 à 1984. La loi du 2 mars 1982 eut pour objet, notamment, de remplacer par un « contrôle de légalité » le contrôle de tutelle auquel étaient jusque-là soumises les collectivités territoriales. Dès lors, le contrôle devint purement légaliste : dès lors qu’ils ne commettent pas d’infraction, les élus locaux sont intouchables ; leurs erreurs de gestion, comme par exemple l’émission d’emprunts comportant des clauses à haut risque – les fameux emprunts « toxiques » – ne peuvent plus être sanctionnées, si ce n’est au niveau électoral. Il en va de même pour les embauches à tout-va, y compris celle des « petits copains », et pour les subventions en tous genres, pourvu que les apparences légales soient sauves.

Dans une petite commune, le contrôle de l’équipe municipale par la population peut être efficace : les électeurs sont dans une certaine mesure à même de se rendre compte si tels travaux d’aménagement ou telles créations de postes présentent une utilité réelle. En revanche, dans les communes de grande dimension, dans les communautés urbaines, dans les départements et les régions, le contrôle démocratique par la base ne fonctionne guère : la gestion est si complexe que personne, à de rares exceptions près, n’y comprend goutte, si bien que le vote « politicien » en faveur de l’équipe qui se réclame d’un parti choisi au niveau national l’emporte souvent sur le vote « local » basé sur la qualité de la gestion.

Il résulte de cela que se constitue une sorte de féodalité : des ducs, comtes, barons et hobereaux régionaux, départementaux ou urbains se substituent pour une large part aux serviteurs du pays que sont les préfets et autres hauts fonctionnaires à responsabilité territoriale. Et, bien entendu, cette noblesse d’un nouveau genre – ni d’épée, ni de robe, disons une noblesse d’urnes – n’a de cesse de s’entourer (aux frais du contribuable, ou en empruntant) de ce que l’on appelait jadis une « maison » (un ensemble de serviteurs et de courtisans).

En revenir au principe de subsidiarité

Le caractère démocratique de la gestion d’une région, d’un département ou d’une grande agglomération est purement factice. Il faut, certes, gérer des problèmes qui ne sont ni nationaux, ni locaux, mais pour mettre en œuvre une bonne gestion les élections ne sont pas la solution : des « grands commis de l’État » feraient le travail de façon plus professionnelle et plus impartiale, générant par rapport à la situation actuelle d’importantes économies, notamment en matière de personnel.

En revanche, au niveau réellement local, la démocratie de proximité, mise en œuvre du principe de subsidiarité (régler les problèmes au plus près possible de ceux qui les vivent), ferait merveille. À l’échelle de quelques milliers de citoyens, l’équipe municipale connait chaque famille et le dévouement de ses membres, récompensé par de modestes honneurs et de menues indemnités, peut rendre inutile le recours à de nombreux agents salariés. Bien des problèmes pourraient aussi être réglés à ce niveau mieux qu’ils ne le sont aujourd’hui par la bureaucratie d’une entité territoriale de moyenne ou grande dimension, ce qui diminuerait le besoin d’embaucher de plus en plus d’agents.

Bref, la voie la plus prometteuse pour nous sortir de l’ornière dispendieuse où nous a enlisés la décentralisation d’apparence mise en place en 1982 est probablement un double retour : au rôle de l’État dans la gestion des grandes unités territoriales et urbaines, et à la démocratie de proximité, réellement respectueuse du principe de subsidiarité, pour les « villages » au sens large du terme, englobant non seulement les villages ruraux mais aussi les quartiers urbains possédant une réelle identité.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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