La politique d’exception culturelle est parfois dénoncée comme étant une anomalie dans un contexte de libre-échange généralisé. Mais l’équilibre entre libéralisme et stimulation de la création nationale repose peut-être davantage sur la conciliation des acteurs nationaux que sur la loi du marché.
Il y a trois ans, le 20 janvier 2017, Donald Trump accédait à la présidence des États-Unis. Il est depuis devenu habituel de lire dans la presse comme sur les réseaux sociaux des dénonciations du climat de fermeture suscité par la politique américaine : flux commerciaux amoindris par la guerre commerciale engagée contre la Chine, flux humains entravés par le durcissement de la politique migratoire, diplomatie en berne avec la fustigation par le président américain de ses alliés de l’Otan ou encore la montée des tensions au Moyen-Orient.
Curieusement, c’est bien dans le seul domaine d’échanges qui ne semble pas souffrir de la politique américaine que la France, prompte à en dénoncer les excès[1], est plus royaliste que le roi : la culture. Alors même que les productions audiovisuelles américaines se déversent en France et en Europe avec une intensité accrue par l’émergence des réseaux sociaux et des nouvelles plates-formes de diffusion, la fameuse politique de « l’exception culturelle » tient bon. Pour preuve, l’une de ses mesures emblématiques, l’obligation faite aux stations de radio privées de diffuser une proportion minimale de chansons françaises (entre 35% et 40%) sera a priori maintenue par la nouvelle loi audiovisuelle qui sera débattue au début de cette année.
Faut-il voir là un signe d’hypocrisie et de chauvinisme, ou bien une concession à des groupes d’influence défendant les intérêts des producteurs nationaux ? Aucun des deux, peut-être, car le secteur culturel est marqué par des spécificités qui peuvent justifier ces mesures.
La première de ces spécificités est le lien intime qui unit les productions culturelles d’un pays à son identité, voire à sa souveraineté. En maintenant les quotas de chansons françaises, Franck Riester ne dérogerait pas au décret fondateur de son ministère, écrit de la main d’André Malraux : « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français[2] ».
Rien d’étonnant également à ce que la France ait obtenu en 2016 l’exclusion des produits culturels du projet de traité TAFTA – avant que les négociations de celui-ci ne s’arrêtent tout à fait. Il faut dire que ce réflexe protectionniste arrivait à point nommé pour répondre à un changement fondamental de tendance en matière audiovisuelle : l’émergence des plates-formes de vidéo à la demande[3], tels Netflix, Amazon Prime, ou plus récemment Disney +.
Car ce qui marque notre époque en matière culturelle n’est peut-être pas tant l’évolution rapide des tendances esthétiques – qui peuvent être rapidement adaptées et traduites par-delà les frontières – que celle des supports – qui forcent les industries locales à s’adapter sous peine de se voir effacer par leurs concurrentes.
Le protectionnisme culturel français se rapproche en cela de ce que l’économiste allemand du XIXème siècle Friedrich List nommait « protectionnisme éducateur ». Comprenez un protectionnisme temporaire, qui vise à permettre aux industries et marchés nationaux d’atteindre un degré de maturité suffisant pour faire le poids face à des rivaux étrangers technologiquement en avance (à l’époque, il s’agissait principalement du Royaume-Uni).
À ceci près que la politique de l’exception culturelle n’est pas une barrière hermétique : même à la télévision, le taux obligatoire de productions françaises n’est que de 40%. Mais offrir ainsi à la production nationale un espace protégé restreint comporte les avantages de favoriser son exposition aux tendances étrangères – permettant ainsi la variété esthétique inscrite dans le programme fondateur du ministère de la culture – et d’éviter qu’elle ne se laisse totalement dépasser par des changements dans les modes de consommation.
En matière audiovisuelle, certaines institutions appliquent sans frilosité ce principe d’exposition mesurée. Lors de l’annonce le 16 janvier dernier des productions nommées aux Lauriers de l’audiovisuel (un prix se voulant l’équivalent des Césars pour les séries, documentaires et reportages), le président du Club Audiovisuel, Patrick Bézier, a insisté sur l’ouverture du prix aux nouveaux acteurs du secteur : « afin de rendre justice à la révolution numérique, à ses nouveaux acteurs qui bouleversent le langage audiovisuel et remodèlent les contours de notre fameuse exception culturelle. Oui, le Club de l’Audiovisuel s’ouvre aux Netflix, Disney, Amazon… Avec optimisme car l’intérêt général prévaudra au service de la filière. Mais sans complaisance non plus, sans naïveté, car nous savons combien le respect des normes concurrentielles, le respect des obligations prévues en application de la directive SMA est essentiel à l’équilibre du secteur, à la diversité de la création. »
Mais le secteur audiovisuel a pour lui la sérénité de se savoir déjà défendu par les règles européennes en place. La mise à jour de la directive SMA (« Services de médias audiovisuels ») fin 2018 a en effet durci les règles s’appliquant aux services dits « non linéaires » (comprenez « à la demande »).
En ce qui concerne la musique, cependant, la bonne formule reste à trouver. Les radiodiffuseurs, par exemple, sont soumis à des règles strictes (plafonnement des rotations, exclusion des chansons d’artistes français écrites en langue étrangère…) tandis que les plates-formes de streaming (principalement Deezer et Spotify), qui réalisent un chiffre d’affaires de près de 300 millions d’euros en France (soit plus de la moitié des ventes de musique en France), ne connaissent pas d’équivalent. Une situation qui fait bouillir les stations de radio : pour Maryam Salehi, directrice déléguée de NRJ Group, citée par nos confrères du Point, « Les radios musicales font face à une concurrence faussée. Elles sont hyper-réglementées, alors que les acteurs du streaming musical qui ont émergé entre-temps n'obéissent, eux, à aucune contrainte. Il est urgent d'abroger le plafonnement des rotations pour permettre aux radios françaises de se battre à armes moins inégales face aux plus grands acteurs mondiaux.[4] »
Cette impatience des radios a le mérite d’orienter le débat vers la question de l’équilibre entre producteurs et diffuseurs. Si, à l’inverse de ce qui se passe aux États-Unis, la doctrine française est d’empêcher la totale intégration verticale des producteurs aux diffuseurs en favorisant l’indépendance des premiers par rapport aux seconds, une mise à jour de la politique de l’exception culturelle telle que la prévoit le projet de loi audiovisuelle ne peut se passer d’être juste en la matière. C’est d’ailleurs l’un des objectifs affichés par le ministère de la culture : « Réaffirmer notre souveraineté culturelle, c’est aussi favoriser l’émergence de champions nationaux »[5]. De premières expériences en matière télévisuelle montrent que le compromis est possible. Reste à voir comment, entre producteurs, diffuseurs, artistes, nationaux et étrangers, le gouvernement résoudra de manière satisfaisante l’équation.
[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/3676868?sommaire=3696937 « Le marché de la vidéo à la demande (VàD) payante en France est estimé à 485 M€ en 2017, en progression de 32,3 % par rapport à 2016. Pour la première fois, le marché de la VàDA (formules par abonnement) dépasse le marché du paiement à l’acte et représente plus de la moitié (51,3 %) des ventes totales. »
[5] https://www.culture.gouv.fr/Actualites/Les-objectifs-du-projet-de-loi-sur-l-audiovisuel