Dans ses Harmonies économiques, au milieu du XIXe siècle, Frédéric Bastiat expliquait notamment que l’État devrait « demander en toutes circonstances à chaque citoyen un impôt équivalent aux services rendus ». Dans Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ce grand libéral ajoutait : « Quand Jacques Bonhomme donne cent sous à un fonctionnaire contre un service réellement utile, c’est exactement comme quand il donne cent sous à un cordonnier contre une paire de souliers ».
Dans le dernier en date de ses nombreux ouvrages, Philosophie de l’impôt, (PUF, août 2017), le philosophe Philippe Nemo développe cette idée de manière à la fois savante et rafraîchissante : l’impôt est le prix à payer pour les services que nous rend l’État ; il ne devrait pas être conçu comme un prélèvement obligatoire sans contrepartie, mais comme « la contribution financière que le citoyen apporte à l’État pour lui permettre d’assurer l’ordre public et de fournir à la population les biens et services collectifs essentiels ». Autrement dit, l’impôt devrait faire partie de la sphère de l’échange : nous achetons à l’État des services, et nous sommes en droit d’exiger que ces services soient ceux dont nous avons réellement besoin, qu’ils soient de bonne qualité, et que leur prix ne soit pas délirant. L’échange ne se réduit nullement au marché : dans nos rapports avec l’État, il devrait être à la première place.
Nemo remarque que telle était aussi la position de Proudhon dans sa Théorie de l’impôt. Cet auteur parfois considéré comme socialiste, ou (avec davantage de raisons) comme anarchiste, écrivait ainsi en 1860 ou 1861, quelques années seulement avant sa mort en 1865 : « d’après le droit moderne et d’après la science économique, [l’impôt] n’est et ne peut plus être autre chose qu’un échange. (…) De cette notion fondamentale, à savoir que l’impôt est un échange, se déduit toute sa théorie. »
Cet échange possède une particularité notable : « l’État doit ses services à prix de revient ». Il ne cherche pas à faire des bénéfices, mais il ne doit pas vendre à perte. Cela implique l’équilibre budgétaire : les dépenses courantes, comme les intérêts et remboursements versés aux prêteurs ayant financé des investissements publics, doivent être intégralement financées par les prélèvements.
Jusque-là, Philippe Nemo reprend ce que disaient ses prédécesseurs au milieu du XIXème siècle, mais l’importance de la sphère publique, et des prélèvements obligatoires qui financent son fonctionnement, a depuis lors quintuplée en proportion du PIB, en raison principalement de la création et de la prodigieuse croissance de l’État-providence, dont le budget dépasse en France celui de l’État stricto sensu. L’intérêt de son ouvrage est qu’il applique au financement des dépenses de l’État-providence la même philosophie qu’aux dépenses régaliennes.
Plus précisément, il sépare l’action publique en trois domaines distincts : les fonctions régaliennes ; « le financement des biens et services d’intérêt général ne pouvant être fournis adéquatement par le marché en raison des externalités qu’ils comportent », comme par exemple la majorité des voies de communication ou la recherche fondamentale ; et « des biens et des services de caractère social, à condition que ces dispositifs soient conçus sur le même modèle d’un échange juste. »
Cela exclut l’usage dirigiste de la fiscalité, si courant de nos jours : les pouvoirs publics, s’étant arrogés le droit de définir ce qui est un comportement vertueux, ont tendance à taxer ce qui à leur avis ne l’est pas, et à utiliser les rentrées fiscales pour subventionner ce qui, à leurs yeux, est utile et méritoire. Notre liberté doit être protégée par des règles constitutionnelles interdisant aux gouvernants d’utiliser l’argent des contribuables pour acheter, en quelque sorte, la participation du plus grand nombre possible de citoyens à certaines activités, ou pour les faire rentrer dans un moule qui a la cote auprès du personnel politique.
Surtout, l’inclusion des « biens et services de caractère social » dans la sphère de l’échange, dont j’étudie la faisabilité économique et technique depuis plusieurs décennies, est ici justifiée d’un point de vue philosophique. Philippe Nemo éreinte le solidarisme de Léon Bourgeois et le Keynésianisme, le premier en raison de sa volonté redistributrice, le second parce qu’il le considère comme une forme de holisme. Dans les deux cas, la liberté est sacrifiée, l’individu n’étant qu’un élément d’un grand tout, ou encore un pion dans un ensemble dont on veut bien considérer les parties, mais non les éléments.
Il n’est pas nécessaire de partager toutes les positions de Philippe Nemo, qui jette le bébé républicain « fraternité » avec l’eau du bain socialiste, holiste ou keynésien, pour se réjouir de le voir déconstruire implacablement la logomachie politiquement correcte qui sert aujourd’hui à justifier un système de protection sociale dont l’énorme complication ne parvient même plus à masquer l’absurdité. Nos dirigeants ont construit une tour de Babel qui se fissure sous son propre poids, faute d’avoir été conçue par des architectes compétents : leur œuvre est à reprendre dans ses fondements, tel est notre point d’accord avec Nemo.
En revanche, celui-ci semble oublier que les hommes sont frères. Sauf erreur, ce mot ne figure qu’une seule fois dans son ouvrage, p. 134, et cela dans un contexte girardien de crise mimétique résolue par le sacrifice du bouc émissaire. Or la protection sociale est devenue une machine monstrueuse précisément parce que la fraternité, qui porte en elle un subtil équilibre de droits et de devoirs, a été oubliée au profit de ce qu’il est convenu d’appeler « solidarité » : une boulimie de prélèvements sans contrepartie, de droits sans devoirs, de devoirs sans droits, et de transferts ne rentrant pas dans des échanges.
Nous devons reconstruire nos assurances sociales sur deux piliers : celui de l’échange, bien mis en valeur par Philippe Nemo, et celui de la fraternité, grand oublié de son ouvrage. À quand une Philosophie de l’échange fraternel ?